LE BORDEAUX-PARIS DE « TINO »
« JOAQUIM AGOSTHINO FOIS 3° NO BORDEUS-PARIS »
Interview de Serge de Vries
Serge de Vries : « Ancien coureur indépendant - notamment sélectionné dans l’équipe des Pays-Bas pour les championnats du Monde amateurs en 1954 - , j’ai couru aux côtés des plus grands coureurs hollandais de l’époque, de Gerrit Schulte à Peter Post, avant de devenir, après ma carrière cycliste, représentant en articles de sport dans la banlieue sud de Paris, où je tenais boutique »
« En 1979, pendant le Tour de l’Ile-de-France organisé par Josette et Jean Leulliot, je vais être amené à faire la rencontre d’un certain Monsieur Séré, qui s’occupait de relations publiques. Il ne connaissait rien au vélo, et il est venu dans la conversation à me poser à brûle-pourpoint la question suivante : « Combien ça coûte, une équipe cycliste professionnelle ? » Avec mon camarade Bernard Bougault, sociétaire comme moi du club cycliste de Dammarie-les-Lys, (avec qui j’entraînerai en 1984 Dominique Sanders, mais c’est une autre histoire), nous lui avons répondu … que sa question méritait examen, et que nous le rappellerions bien vite pour lui donner toute information à ce sujet. En nous renseignant, nous avons appris qu’ Yves Seré était le chef de publicité de la maison autrichienne Puch, qui, selon toute apparence, comptait investir dans le cyclisme. Inutile de préciser que nous nous sommes jetés, dès rentrés à la maison, dans des recherches frénétiques : car on n’avait pas le début du commencement d’une idée du coût d’une équipe professionnelle ! Finalement, c’est Bernard Bougault qui a trouvé l’information – il s’agissait du budget de l’équipe Mercier - en cherchant dans un magazine »
« J’ai alors rappelé Yves Seré, et lorsqu’il a entendu le chiffre, il nous a simplement répondu : « Pas de problèmes ! » Par contre, il y avait un préalable : il voulait Joaquim Agosthino, ou alors il ne donnait pas suite ! Il y avait deux raisons à cela. L’une, bien sûr, relative au prestige, à l’aura de notre homme, car Joaquim Agosthino était une grande vedette du cyclisme international. L’autre était plus commerciale : le Portugal représentait à l’époque un marché conséquent pour les cyclomoteurs, une des productions de la maison Puch.
Cela tombait bien, car nous savions que Joaquim serait libéré en fin de saison de son contrat avec Flandria ! Du coup, j’ai immédiatement appelé Jean De Gribaldy. Il avait un contrat d’exclusivité avec lui, et cette nouvelle tombait à pic pour lui, car il n’aurait pas ainsi à le payer la saison suivante si d’aventure « Tino » restait sans équipe ! « Le Vicomte » nous a alors ménagé une rencontre avec Joaquim (qui était déjà au courant de la démarche de la maison Puch) le jour de l’étape de l’Alpe d’Huez sur le Tour de France. Une fois de plus, il avait eu du flair, « Le Vicomte », car Joaquim remportait l’étape ce jour-là ! Notre champion nous a donné son accord sur place. Cette journée a marqué le point de départ de la construction de l’équipe … Il restait maintenant à imaginer un maillot. Ce maillot, vert et blanc avec des bandes verticales noires, je le créerai bien vite, en le concevant sur le modèle du maillot de l’équipe italienne Carpano »
« La suite, elle est connue de tous : l’équipe s’est construite autour d’Agosthino, avec moi en qualité de directeur sportif et Jean De Gribaldy en qualité de conseiller technique. Mais Puch Allemagne exigeait un deuxième leader, l’Allemand Dietrich Thurau. Je suis alors entré en contact avec Rudi Altig, que je connaissais depuis un Tour d’Algérie où j’avais dirigé l’équipe des Pays-Bas quand lui s’occupait de l’équipe allemande. Là Rudi m’a répondu : « Alors là, ça tombe bien, Thurau est en froid avec son équipe Ijsboerke, qui ne veut plus le faire courir. Il est prêt à venir, à condition qu’il ne fasse que les grands tours. Mais… il faut me prendre avec lui ! » Et voilà comment a démarré l’aventure de ce team à deux têtes, l’équipe Puch Campagnolo Sem. Agosthino accomplira une belle saison sous ces couleurs, avec notamment une cinquième place sur le Tour de France »
« Mais venons-en à cette édition 1980 de Bordeaux-Paris. Tout a débuté en fait aux Quatre Jours de Dunkerque, où Félix Lévitan était venu battre le rappel des candidatures pour son épreuve. Là, il nous a demandé expressément de faire tout notre possible pour que notre leader portugais y participe. « Vous comprenez, il y a une importante communauté portugaise en France, c’est important pour le succès public de mon épreuve, Bordeaux-Paris a besoin de grands noms au départ pour survivre, il en va de l’avenir de la course, etc, etc… » Bref, après cette demande pressante, nous voilà « De Gri » et moi à nous demander comment procéder pour amener la conversation sur le sujet avec notre champion »
STAYER FR : Que Joaquim soit fait pour cette épreuve d’endurance, nous n’avions aucun doute sur le sujet. (Louis Caput, son directeur sportif à ses débuts l’avait crié sur tous les toits dix ans plus tôt : « Ce gars-là remportera Bordeaux-Paris avec un quart d’heure d’avance sur les autres quand il le voudra ! » n.d. Stayer Fr)
Serge de Vries : « Je savais que l’hiver chez lui, au Portugal, « Tino » s’entraînait derrière moto, une moto pilotée par son frère … et c’était en somme le prétexte idéal pour aborder le sujet, dès la nuit suivante.
Là, comme ça, l’air de rien, j’ai glissé à son intention : « Dis-donc Joaquim, puisque tu roules souvent derrière moto là-bas au Portugal, tu devrais bien t’aligner un jour sur Bordeaux-Paris, non ? » Il me répond alors du bout des lèvres, pas du tout emballé : « Ben non non non … » Et là-dessus, je me suis mis à enchaîner : « Mais tu roules bien derrière moto, et tu es en forme, non ? »… Silence de sa part… Bref, ce n’était pas gagné. Pourtant, j’ai senti qu’il y avait « de la place pour passer », au point que j’ai rapporté de suite à « De Gri » : « C’est jouable. Mais il ne faut surtout pas le brusquer. » Et dès le lendemain matin, je suis revenu à la charge »
« J’avais bien senti le coup, car il m’a finalement répondu : « … oaquim, il accepte. Mais dis, tu connais des entraîneurs valables ? » Je lui ai répondu alors, un peu hypocritement : « Tu vas faire Bordeaux-Paris avec ton frère, non ? » Il a observé alors un temps de silence, avant de me fixer droit dans les yeux pour me dire : « Moi, je fais Bordeaux-Paris avec toi. Sinon, je ne le fais pas. » C’était gagné ! Mais, il était malin « Tino » : de « piégeur » je devenais « piégé »… Il restait bien sûr pour boucler l’affaire quelques « détails » d’ordre financier à régler, que lui et « Le Vicomte » ont arrangés ensemble. Quand « Tino » confiera à son ami de toujours que ce qui l’ennuie le plus dans Bordeaux-Paris, c’est le fait de ne pas pouvoir dormir, Jean De Gribaldy lui répondra : « Et lorsque tu faisais la guerre au Mozambique, tu dormais bien peut-être ? »…
« …« L’affaire » conclue, il ne me restait plus qu’à quitter comme une balle Dunkerque, direction le garage du Tour de France en région parisienne où étaient stockées les motos de Bordeaux-Paris, afin de les rapatrier. Pas facile avec la Citroën DS de l’équipe Puch, une vraie ruine ! J’ai accompli tout le trajet sur les deuxième et troisième vitesses, les seules qui pouvaient passer… »
« A peine descendu de voiture, je suis parti à la recherche d’André Mézières, l’entraîneur de notre deuxième coureur Puch prévu pour Bordeaux-Paris, Patrick Busolini, pour lui avouer… que je ne savais pas piloter une moto ! : « Dédé, tu sais, je ne suis jamais monté sur une moto. Comment fait-on pour passer les vitesses ? » (je croyais qu’on les passait à la main, j’avais déjà piloté un derny, mais c’était tout !) Il m’a expliqué alors, avec une compassion un peu inquiète : « Tu verras, ce n’est pas difficile : tu passes les vitesses en coupant les gaz : quand tu es au point mort, tu changes de vitesse ; tu n’auras pas à débrayer, et ça passera ! » Quelques minutes plus tard, il fallait me voir m’entraîner à faire des ronds avec la Kawasaki sur le parking de la station-service où j’avais été faire le plein… Si «Tino » avait vu ça… »
« Je n’ai pas eu le temps de gamberger : à peine rendu à l’hôtel, j’aperçevais Jean De Gribaldy qui en sortait avec Joaquim, et lui dit en m’apercevant : « Les quarante kilomètres qui séparent l’hôtel du départ, tu vas les faire derrière la moto de Serge, ça te fera un premier entraînement ! » On est parti, mais j’ai demandé en douce à la voiture suiveuse de l’équipe de se poster devant nous, en lui recommandant de ne pas s’arrêter à un feu surtout : je ne savais toujours pas débrayer ! Notre arrivée sur la ligne de départ n’est pas passée inaperçue, et les journalistes nous sont tombés dessus : « Alors Joaquim, tu fais Bordeaux-Paris ? »… C’était lancé, on ne pouvait plus revenir en arrière »
« Après cette « mise en bouche », nous avons roulé une demi-heure avant chaque départ d’étape, et deux après l’arrivée de celle-ci. A l’issue des Quatre Jours de Dunkerque, nous avons quitté Dunkerque, moi sur la Kawasaki et Tino derrière, jusqu’au Centre de l’Union A.S.P .T.T. à Beaulieu Ste Assise, à deux pas de Ponthierry. C’est là que nous avons établi notre « quartier général ». Arrivés sur place, j’ai interrogé Joaquim : « Tu veux qu’on reconnaisse le parcours ? » Il m’a répondu d’un ton sans réplique : « JAMAIS Joaquim va reconnaître un parcours ! » Il ne nous restait plus qu’à faire le trajet du « Derby de la Route » à l’envers, pour nous rendre du Centre jusqu’à l’hôtel de l’Orée du Bois à Poitiers, l’avant- veille du départ »
« Pour le jour de la course, j’avais tout préparé méticuleusement. J’avais fait notamment disposer des petits drapeaux en papier sur le sol entre Pithiviers et Malesherbes pour contrôler l’orientation et la force du vent, adopté des tennis de deux pointures plus grandes, ouvertes et lacées seulement sous la languette, en prétextant auprès des commissaires des douleurs aux pieds. Mais, et surtout, en prévision des secousses de la route et des heures de selle à subir, j’avais adopté une peau de chamois synthétique à mémoire de forme (une première à l’époque) C’est que je savais très bien ce qui m’attendait : trois-cents-soixante-dix kilomètres droit comme un I sur la selle moto, pour faire profiter mon champion d’un abri maximum. Mais Et surtout, j’avais décidé d’adopter un principe qui m’est cher : « Un coureur cycliste, c’est comme une porcelaine » Et cette porcelaine, dont je prenais livraison à la prise des entraîneurs à Poitiers, je devais la ramener intacte à l’arrivée à Fontenay-sous-Bois ! ».
STAYER FR « Les coureurs n’avaient pas chômé dans la fraîcheur de la nuit depuis le départ, donné à 2 h 16 aux Quatre-Pavillon, en accomplissant leur raid à la lueur des phares des voitures suiveuses à près de trente-cinq à l’heure de moyenne.


L’aube s’annonçait déjà lorsqu’ à 6 h38, Van Springel est arrivé le premier (déjà !) à l’arrêt-toilette de Ruffec. Là même où la deuxième « monte » de l’équipe Puch, Patrick Busolini s’autorisera quelques instants plus tard un repas chaud. Mi perplexe-mi amusé, Van Springel, qui, une plaque de chocolat aux noisettes en main, qui n’a rien perdu de la scène, glissera en aparté aux journalistes belges qui l’entourent « Celui-là, il peut déjà être considéré hors-course… » Dans un coin, assis aux côtés de son coéquipier Roland Berland, André Chalmel, le vainqueur sortant, ne cessera d’observe son rival belge du coin de l’œil. Il pense sans doute à cet instant au coup fumant qu’il a mijoté pour troubler la sérénité de « Monsieur Bordeaux-Paris » … Premier arrivé à la halte-toilette, Herman Van Springel sera aussi le premier à en sortir, aux côtés de son équipier Willy Tierlinck. Mmmmmh… si ce n’est pas un présage, ça … »
Serge de Vries : « A Poitiers, au moment de la prise des entraîneurs, au kilomètre 218, Joaquim est au mieux pour affronter les trois cent soixante-dix kilomètres qui restent à accomplir. Nous avions bien décidé de rester « au chaud ». Je lui avais recommandé avant la course : « Pas question de sprinter quand tu prendras le sillage de la moto. Pas question surtout de se retrouver seuls, pas abrités, à « manger » du vent. On restera calfeutrés à l’intérieur de la meute des équipages, et surtout pas isolés devant à prendre les rafales ! « C’est pourtant cette dernière tactique qu’avait adoptée André Chalmel, le vainqueur de l’édition précédente. Lui et Jo Goutorbe son entraîneur avaient démarré comme des sauvages après la prise des entraîneurs, pour impressionner et déstabiliser le favori, Hermann Van Springel. Hélas, c’est ce moment qu’a choisi le moteur de ma Kawa, par deux fois, pour « s’enrhumer ». L’aventure commençait mal »


« Malgré cet incident, au kilomètre 249, nous pointions à trente-cinq secondes de Chalmel et quinze seulement de Van Springel, Berland et Rosiers. Nous étions « dans la course » Dans la côte de Sainte-Maure, trente-cinq kilomètres plus loin, le pétard allumé par Chalmel et Goutorbe leur a « pété à la figure » … Berland, impressionnant, a pris alors le commandement, Delépine et Van Springel sur ses talons. Joaquim et moi, nous n’étions pas loin, à portée de fusil. Mais c’est après les premières accélérations de Van Springel que nous avons dû lâcher un peu de lest. Et puis, après Tours, sur les bords de Loire, tout a commencé à lentement se dérégler »
« …Avant l’entrée dans le département du Loiret, le compteur de la moto, de soixante-cinq à l’heure s’est mis progressivement à afficher cinquante, puis quarante, puis 35, puis 30 km/h… Il devenait évident que notre homme était en train d’encaisser un fameux coup sur la tête... Moi, tout en restant figé dans ma posture d’entraîneur, je me suis aperçu en bougeant la tête dans sa direction qu’il avait les lèvres un peu blessées, sanguinolentes, la bouche comme tailladée par de petites coupures … Cela m’a inquiété, bien sûr… »

« …C’est qu’à soixante-cinq à l’heure, il est bien difficile de dépiauter sans se blesser le papier aluminium qui enveloppe les sandwiches préparés ( ?) par le soigneur. « Tino » ne pouvait plus s’alimenter depuis un moment, et surtout, il ne voulait plus entendre parler de ces maudits sandwiches. Victime d’un fameux coup de fringale, il va répéter bientôt en boucle qu’il veut abandonner… Dans la voiture suiveuse « Le Vicomte » avait déjà saisi l’ampleur du désastre, et il s’activait frénétiquement depuis un bon moment à couper et à mixer avec les moyens du bord une kyrielle de fruits, et à bourrer le tout dans des bidons qu’il tendait les uns à la suite des autres à notre « Tino » défaillant … Et dire qu’avant la course j’avais pris la peine de téléphoner à Bernard Gauthier pour lui demander des conseils quant à l’alimentation dans un Bordeaux-Paris ! Fruits, glucose, sucres lents, sucre roux, thé, citron … ! Et nous étions en train de perdre Bordeaux-Paris pour avoir confondu film alimentaire avec papier aluminium … »
STAYER FR : 64.300 kilomètres accomplis dans la première heure… 65.300 dans la seconde… près de soixante-quatre dans la troisième… Lorsque Joaquim Agosthino et son entraîneur dépassent Les Trois Cheminées, au km 411, ils ont désormais cinq minutes de retard sur la tête de la course, et à Orléans, les choses ne se sont guère arrangées : le champion portugais a ajouté plus de six minutes à son débours ! Pourtant, les bidons-mixture passés à la chaînes, conjugués à sa fabuleuse résistance et son courage sans égal ne vont plus tarder à produire leur effet. A Pithiviers (km 478.5) il s’est déjà largement remis dans l’allure, en reprenant plus d’une minute à Régis Delépine. La remontée sur Fontenay-sous-Bois va se faire en bolide, jusqu’à dépasser en coup de vent Régis Delépine, à la dérive à son tour… Des treize minutes de retard pointées à Pithiviers sur le second, Roland Berland, « Tino » n’en comptera plus que huit à l’arrivée.
Et au bout de cet incroyable final, une belle troisième place derrière un épatant Berland et un Van Springel toujours aussi inexorable. … Et qui lui, depuis la prise des entraîneurs, avait carburé exclusivement au « Bambix » (publicité gratuite), une bouillie pour bébé. Apparemment, c’était le bon choix, non ?


«Serge de Vries : « L’histoire de « Tino » avec Bordeaux-Paris s’est arrêtée ici. Avec « De Gri » nous n’avions finalement pas trop mal mené notre barque. Mais heureusement que « Le Vicomte » disposait d’un petit stock de fruits dans sa voiture, sinon l’aventure finissait mal. Aurions-nous pu gagner sans cette faute de soins ? Je suis convaincu que l’on pouvait au moins inquiéter Van Springel … Maintenant, c’était quand même Van Springel… Je l’ai beaucoup observé, le champion belge, tu sais : il roulait « sur le porte-bagage » de la moto, légèrement incliné pour gagner de l’abri… Il avait comme une science du train et de l’abri... en fait, je pense qu’il était imprenable sur ce type d’épreuve. »
STAYER FR : Herman Van Springel remporte son sixième Bordeaux-Paris, « le meilleur de tous », il l’affirme une fois descendu de machine, non sans avoir rendu un hommage appuyé à la résistance que lui a opposée le champion de France Roland Berland. Gaston Dewachter, l’entraîneur emblématique du maître anversois, admiratif, rapporte : « J’ai laissé Herman commander : il voit tout. Il entend tout… » Le champion belge a accompli les cinq cent quatre-vingt-dix-huit kilomètres de l’épreuve les doigts crispés treize heures durant sur les cocottes de frein, précaution fille de son terrible accident de l’année dernière survenu dans cette même épreuve.
Sur la ligne d’arrivée, le sage et vénérable champion disserte avec désinvolture sur les sept kilogrammes de sa monture et sur les boyaux de 220 grammes qu’il a chaussés : « Je tiens aux 105 000 francs de prime alloués au gagnant, mais je tiens aussi à la vie ! déclare-t-il » … Pourtant, heureusement que ses adversaires ne l’entendent pas lorsqu’il ajoutera avec une sincérité désarmante : « Plus de quarante-six km/h pour la moyenne de la course dites-vous ?… J’aurais pu pédaler encore plus vite dans la dernière heure… »
Joaquim Agosthino n’a pas été le premier coureur portugais de l’histoire à courir Bordeaux-Paris. Avant lui, cinq années plus tôt – pour un Bordeaux-Paris disputé derrière derny cette fois -, son compatriote Manuel Gomes avait joué les pionniers en bouclant l’épreuve à une plus qu’honorable quatrième place. « Tino » était fait pour cette épreuve d’hommes forts. Il était d’ailleurs prévu qu’il revienne sur le Derby de la Route, cette course qui lui allait comme un gant, trois années plus tard. Hélas, remplacé au dernier moment par l’Américain Jonathan Boyer, il n’aura plus jamais l’occasion d’y briller.
Serge de Vries « Les minutes perdues à cause de la défaillance de « Tino » ont pesé beaucoup dans la balance. Je garde la conviction que « Tino » pouvait viser bien plus haut qu’une troisième place ce jour-là ; il marchait très fort jusqu’à sa défaillance. On était encore dans la course lorsqu’il a encaissé ce « coup de buis », même si, tout occupé que j’étais à l’abriter, le guider, lui éviter les embûches de la route, j’ignorais notre position exacte par rapport aux autres coureurs. La preuve qu’il avait une possible victoire dans les jambes sans cet incident, c’est qu’il a réalisé une fin de course en bolide »
« On n’a plus eu l’occasion de revivre par la suite pareille aventure. Et je le regrette. Par ce que c’était quelqu’un « Tino », un fameux champion bien sûr, mais surtout un garçon « nature », si attachant, qui n’avait pas « la grosse tête », ah ça non ! Il n’avait peut-être pas fait d’études, mais il savait tenir sa place en société … Et puis toujours d’une grande courtoisie, et… très futé, avec son regard si malicieux… : tu pouvais lire dans ses yeux ! « Tino », c’était cet homme d’une grande gentillesse, et pas si frustre que la presse se plaisait à le présenter parfois, crois-moi… »
« Tu vois, là-haut, dans mon grenier, j’ai conservé le cadre de son vélo accidenté lors d’une étape du Tour de France … Viens, je vais te le montrer… »
Patrick Police, pour STAYER FR- Août 2017
Avec mes chaleureux remerciements à Serge De Vries, pour sa collaboration et son implication ; mes remerciements également à José Manuel Costa, qui a en quelque sorte donné « le top départ » à ce sujet qui me tenait à cœur, et à François Bonnin pour le complément de documentation.
Sources : témoignage de Serge de Vries; L’Equipe Samedi 17, Dimanche 18 et Lundi 19 Mai 1980 ; Pédale n° 2 Juin-Juillet 2012 ; Vélo 150 Janvier 1981 ; L’Année du Cyclisme 1980 ; Hors-Série Coups de Pédale n° 15 Mars 2002 ; Le Sportif n 21 Mai 1980 ; Miroir du Cyclisme Octobre 1978 ; Cyclisme Magazine n° 4 & 5 des 5 Mars et 2 Avril et 10, 11 & 13 Juillet et Septembre 1969 ; José Manuel Costa (photo); Pierre Ducros, kinésithérapeute de Joaquim Agosthino ; Pierre Dieterlé site internet wwwjeandegribaldy.com ; livre « Jean de Gribaldy, la légende du vicomte édition du Sekoya ; François Bonnin ; Maurice Caillette.
BORDEAUX-PARIS 1980
DERRIERE LA MOTO DE CLAUDE LARCHER
« Je connaissais bien l’équipe Renault Gitane. « Je partageais le pain » avec eux ; Marcel Boishardy et Cyrille Guimard étaient de bons camarades à l’époque . L’équipe Renault Gitane était moralement tenue d’aligner au moins un coureur sur Bordeaux-Paris. En plus du vainqueur sortant, le choix de Cyrille s’est donc porté sur Roland Berland, champion de France tenant du titre, un bon coup finalement pour le standing de l’épreuve. Guimard m’a contacté une semaine auparavant, et m’a fait procéder moi et la Kawasaki à des essais en soufflerie au Centre Renault en région parisienne, où l’ergonome du cru s’est attaché à optimiser ma position sur la moto »
« Mais Berland – qui avait été prévenu de sa participation à Bordeaux-Paris quinze jours seulement avant le départ (alors qu’il avait postulé depuis l’hiver) devait être certainement « en chien » avec Guimard ou avec l’équipe, car lorsque j’ai débarqué chez lui, à La Châtaigneraie en Vendée, ses premiers mots ont été : « Qu’est-ce que tu viens foutre ici ? ». Je lui ai répondu : « Mais Roland… c’est pour faire Bordeaux-Paris… » « Non, non, vous me faîtes ch… Je ne le ferai pas ! » « Mais tu ne peux pas me faire ça, je suis venu en voiture de Paris juste pour toi tout de même ! »
« …Le lendemain dès l’aube, on roulait ensemble sur les routes de l’arrière-pays. Mais alors là, il m’en a fait voir : « …Ta tête !… » « Ton dos, redresse-toi … » « Ton pied, place le autrement… Non, pas comme ça !… » Et ça n’a pas arrêté pendant toute la sortie : plus de cent bornes à me faire « pourrir »… De retour chez lui à la fin de la sortie j’étais « naze », moulu, brisé… alors que lui paraissait relativement pimpant en dépit de notre virée infernale à 60 à l’heure et plus… J’espérais secrètement pendant le repas qu’après une pareille séance on ne repartirait pas l’après-midi. Quand, timidement, je lui ai demandé au moment de quitter la table : « Qu’est-ce qu’on fait tantôt ? » Il m’a répondu : « Mais on recommence, bien sûr ! »
J’étais anéanti… Pourtant, il a bien fallu repartir pour quatre autres heures de torture… Pire, lorsque est venu le moment de se coucher : « Eh, Claude, demain, j’te réveille à sept heures ? » Moi, en priant le ciel qu’il oublie l’heure le lendemain matin : « T’inquiètes pas, ce n’est pas la peine, je sais me réveiller tout seul… » Tu parles, le lendemain, impossible « d’émerger », et il est venu me tirer du lit. Une heure après, c’était reparti pour une nouvelle séance de « dur » sur les routes vendéennes… Et d’enchaîner le surlendemain sur une autre. Quand est venu le jour de notre départ pour Bordeaux, avec la Kawa en remorque, c’était pour moi presque un soulagement… »
« Arrivés sur place, nos chemins se séparaient, et nous ne nous sommes plus dès lors retrouvés qu’à la prise des entraîneurs, à Poitiers. Là, j’étais confiant, j’avais « pesé » le bonhomme pendant cette semaine d’entraînement : un vrai professionnel, un technicien, avec qui tu apprenais toujours. Son intelligence, sa technique innée de l’abri… ça crevait les yeux qu’il avait tout ce qu’il fallait pour réussir un bon Bordeaux-Paris. D’ailleurs on peut dire qu’il conduira toute sa course en véritable professionnel. Deux regrets pourtant. Il aurait dû faire Bordeaux-Paris plus tôt; et il aurait dû le refaire, il l’a avoué lui-même après l’arrivée. Mais comme il a arrêté le cyclisme dès la saison suivante… De mon côté, je maîtrisais bien la moto Kawasaki ; étant entraîneur de demi-fond, je n’ai eu aucun mal à m’y faire. J’avais déjà couru Bordeaux-Paris sur l’engin, dès son entrée en fonction en 1976, où j’avais conduit un Serge Aubey malade, qui avait tenu à finir l’épreuve pour moi, ce dont je lui serai toujours reconnaissant, puis deux autres avec Jean-François Pescheux »
« Pour cette édition 1980, on avait bien sûr André Chalmel à l’œil : il avait remporté le « Derby de la Route » l’année précédente, en battant la moyenne de l’épreuve.. et puis je connaissais trop bien mon Goutorbe, son entraîneur, et je me doutais bien de ce qu’il allait faire. Pourtant, je me rappelle m’être d’abord focalisé sur la course de Pescheux, vexé que j’étais d’avoir été écarté par le staff de son équipe, alors que je l’avais conduit jusque-là sur ses Bordeaux-Paris. Et puis, finalement, la course a décidé pour nous. »
« Quand Chalmel s’est écroulé dans la levée de Sainte-Maure (km 284.5), nous nous sommes retrouvés seuls en tête : ça nous a rassurés, et je n’ai plus pensé à « l’affaire » Pescheux, qui, de toutes façons, avait abandonné suite à une vilaine chute avant Jaunay-Clan, gamelle consécutive aux ratés de la moto de son entraîneur… En tête, on est devenu confiants, et d’ailleurs, lorsque Van Springel nous a repris, à hauteur de Sorigny, une quinzaine de kilomètres plus loin, je voulais qu’on aille le reprendre de volée. Je me rappelle avoir dit alors à mon coureur : « Plus près de lui, plus près ! Allez, on le passe ! » Mais mon champion de France ronchonnait : « Non, non, tu restes là ! » Je voulais juste passer devant pour ralentir Van Springel, le faire un peu « gamberger », rien de plus… Il n’a jamais voulu obtempérer, obstiné sur ses « « Non, non, tu restes là ! ». Dommage, je suis sûr que c’est moi qui avait raison à ce moment de la course »

« Un kilomètre après Chambray (km 310), Van Springel a accéléré, et là, on a été le reprendre, tranquillement. Après Tours, sur les bords de Loire, Régis Delépine a dû laisser filer, et Van Springel a cherché à nous décramponner à deux reprises… Revenus sur lui, je tente à nouveau le coup : « Là, on passe Roland ! » Mais il me répond non, toujours non… Herman Van Springel a alors enclenché le turbo une quatrième fois. Cette nouvelle secousse, on a mis huit kilomètres, entre Montlouis et Lussault, pour l’amortir, et revenir finalement sur lui. Jusqu’à ce que le tandem infernal De Wachter / Van Springel « remette ça » du côté d’Amboise. Mais six kilomètres plus loin, à Chargé, on était de nouveau revenus sur leurs reins … A Condé-sur-Loire, au kilomètre 365, nous passons à six secondes, pour, après douze bornes de chasse, revenir une nouvelle fois sur eux ... Là, j’ai vu Van Springel se retourner, un peu agacé… Lorsque nous entrons dans Blois (km 378.5) avec Van Springel, derrière nous le trou est fait »

« Hélas, à Saint-Dyé-sur-Loire (km 393), une dizaine de bornes avant l’entrée dans le département du Loiret, Van Springel nous place un nouveau démarrage. Et là, il n’y aura rien à faire. On va bien tenter de faire de la résistance, mais près de vingt bornes plus loin, au passage dans le village des Trois Cheminées (km 411.5), notre retard s’élevait déjà à 44’’. A Orléans, vingt-cinq kilomètres plus loin, on avait perdu une minute de plus. Lorsqu’on déboulera dans Pithiviers (km 478.5), nous apprendrons que l’Anversois est passé depuis plus de deux minutes… A Corbeil-Essonnes (km 542) on avait concédé quatre minutes de plus … Dès lors, il n’y avait plus rien à faire, et la deuxième place étant assurée (Delépine, le troisième étant pointé à plus de quatorze minutes de la tête), on a « laissé filer » jusqu’au circuit d’arrivée à Fontenay (km 580), un tourniquet piteux, où le maigre public déambulait le long du parcours sans s’occuper de nous. Je me rappelle qu’à l’un de nos passages, les gens se baladaient sans même un regard pour le maillot bleu-blanc-rouge porté par mon coureur. Je me souviens avoir pensé à ce moment-là : «… Là, ça va mal pour le vélo…» »

« Le surlendemain, nous avons disputé la revanche de Bordeaux-Paris, à La Cipale ; ce soir-là, Roland tenait une forme extraordinaire, et j’ai le souvenir d’un dernier tour époustouflant, tel que j’en ai rarement vécu dans ma carrière d’entraîneur ! On s’est bien amusé après pendant le tour d’honneur, durant lequel nous avons échangé nos engins, un régal pour le public… et un si beau souvenir pour moi ! »
Patrick Police, pour STAYER FR
Août 2017

Sources : Témoignage Claude Larcher ; documentation François Bonnin ; L’Equipe Samedi 17, Dimanche 18 et Lundi 19 Mai 1980; Vélo 143 Juin 1980 et 150 Janvier 1981; L’Année du Cyclisme 1980; Hors-Série Coups de Pédale n° 15 Mars 2002; Le Sportif n° 21 Mai 1980.