« Quel est le nom de cette côte ? Lapize, vous dîtes ?
… Je n’ai plus envie de la connaître ! »

Pour cette soixante-quinzième édition, le journal organisateur a préféré coller à la mode « retro » : « Comme autrefois, une grande journée cycliste à l’autodrome de Linas-Montlhéry à l’occasion de la finale de Bordeaux-Paris » annonce-t-il fièrement. Il est vrai qu’en préambule à l’arrivée des rescapés du « Derby », dès sept heures quarante-cinq, juniors, féminines, seniors, pourront en découdre sur le circuit de l’autodrome, tandis que de valeureux Audax y achèveront leur périple.
A quinze francs l’entrée, c’est une honnête assistance - sans commune mesure toutefois avec les foules de jadis - qui va se presser benoîtement vers le plateau de Saint- Eutrope pour assister au final de l’épreuve. Afin de lui rendre le spectacle moins fugitif, les organisateurs ont eu l’idée satanique de faire accomplir quatre tours de circuit aux concurrents, avec la côte Lapize à grimper… cinq fois ! Pure folie. Nous en reparlerons. Enfin, pour permettre aux distraits qui auraient laissé à la maison leur pique-nique de déjeuner tout de même, des buffets ont été disposés aux endroits stratégiques de la course : à la tribune, derrière le stand de ravitaillement au sommet de Lapize, et près du Château d’Eau.
Dans la semaine précédant la course, les observateurs curieux de la chose cycliste ont remarqué que les Hollandais Zoetemelk et Den Hertog, ainsi que le Français Delépine, sont venus préparer ce « Derby de la Route » sur l’autodrome. « Joop » Zoetemelk, le champion néerlandais, un des cinq meilleurs coureurs mondiaux, a eu le courage, à trente-deux ans, de se lancer dans l’aventure. Il a sacrifié ses contrats de la Pentecôte pour honorer de sa présence cette soixante- quinzième édition, et l’on attend beaucoup de sa confrontation avec le favori de l’épreuve, Hermann Van Springel, qui lui, l’a déjà remportée à quatre reprises. Pour le Batave, il s’agit d’une « première ». Certes, il part un peu dans l’inconnu, le citoyen de Germigny l’Evêque, mais il ne sera pas seul : pour le « driver », on a mis à son service un entraîneur blanchi sous le harnais, Jo Goutorbe, et pour l’escorter, on lui a adjoint le robuste Maurice Le Guilloux, une « garantie or » pour tromper l’angoisse du néophyte du « Derby de la route ».
Un autre Hollandais a la faveur des pronostiqueurs : Fédor Den Hertog, un des plus étonnants rouleur de sa génération, champion olympique en 1968 du cent kilomètres contre la montre(avec Zoetemelk justement), double vainqueur chez les amateurs du Grand Prix des Nations et lauréat d’ un Tour de l’ Avenir. Passé professionnel sur le tard, il a notamment remporté le championnat des Pays-Bas, et une étape du Tour de France. Il a pris l’affaire au sérieux, s’est fendu d’une sortie de deux cent soixante-dix kilomètres en solitaire, à laquelle il en a ajouté d’autres derrière la Kawasaki d’André Mézières, et s’est installé depuis une semaine à Montlhéry. Lui aussi est un néophyte de l’épreuve.
Le Français Régis Delépine, qui a déjà couru l’épreuve en 1974 et 1975 sait bien, lui, ce qui l’attend sur la route de Bordeaux à Paris : une impression de solitude absolue, une envie d’abandonner qui vous saisit tous les dix kilomètres… avec pour seuls compagnons, le ronronnement aigrelet de la moto et son inaltérable courage pour effacer l’interminable ruban de bitume défilant sous ses roues… Mais il aime Bordeaux-Paris, épreuve dans laquelle il a terminé deux fois second, et il est déterminé à la gagner.
Mais l’archi-favori reste tout de même l’Anversois Herman Van Springel. On rapporte qu’il s’est rendu à vélo derrière derny pour se rendre au départ d’une course de deux cents kilomètres, et qu’il est revenu à son domicile de la même façon, trois-cent-quarante-cinq kilomètres au compteur, excusez du peu. D'ailleurs, le surlendemain, il s’est remis en selle pour une sortie de trois cents kilomètres, pour faire bon poids. Info ? Intox ? En tous cas, l’information ne manque pas de faire son petit effet parmi ses adversaires…
DEPART DU PARKING DU CENTRE COMMERCIAL, ET CAP SUR L’AUTODROME !

A Poitiers, le samedi 20 Mai, en soirée, et selon un rituel bien rôdé, les motocyclettes 100cc Kawasaki, qui vont être les complices (ou les bourreaux) des quatorze braves qui se sont inscrits partants pour l’aventure, sont contrôlées et enfermées dans un parc, à l’abri des roublardises -toujours à redouter- des entraîneurs.
Oh30. C’est l’heure du rassemblement, pour l’appel prévu cinquante minutes plus tard. Et sur le coup d’une heure trente du matin, voilà nos coursiers qui sortent en meute blafarde du parking du Centre Commercial des Quatre Pavillons de Lormont pour un des Derby de la Route le plus long de l’histoire. Certes, le lieu n’apparaît pas très « glamour » en l’occurrence, mais ne chicanons pas…

Et durant la nuit, force est de reconnaître que nos coursiers n’auront pas vraiment musardé. Malgré la peur permanente de « toucher les roues », ça roule ferme sur la Nationale 10. D’ailleurs, ils débouleront dans les rues de Poitiers à huit heures et trois minutes du matin, avec vingt-quatre minutes d’avance sur l’horaire prévu, bien rincés toutefois par la pluie qui a accompagné leur traditionnelle halte-toilette à Ruffec. Dans les voitures suiveuses, on fait les premiers comptes : la phase préliminaire de l’opération « Déstabilisation Van Springel », qui s’est pourtant effectuée, à la lueur des phares, affiche un solide trente-sept de moyenne, (après une première heure accomplie à trente - huit kilomètres neuf cent, et les deux autres à trente-sept, tu parles d’une randonnée…) au lieu des trente-trois prévus par l’organisation !
Poitiers, kilomètre 218. Huit heures et trois minutes. Voici arrivé le moment si redouté de la prise des entraîneurs. Sur le coup des huit heures, ces derniers ont touché leur « paquetage » et leur moto, mises depuis la veille sous séquestre. Ils attendent maintenant leur coureur, bien calés sur la voie de droite du Boulevard Jeanne d’Arc. Selon un plan savamment ourdi en coulisses dans l’équipe Miko-Mercier de « Joop » Zoetemelk, c’est Maurice Le Guilloux, qui va « passer la seconde couche » en allumant la mèche pour le compte de son leader, sitôt attrapé le sillage des Kawasaki.
Pourquoi ainsi aller provoquer l’ours dans sa tanière, me direz-vous ? C’est que l’on pense, du côté des Miko-Mercier, perturber par ce moyen la trajectoire d’Herman Van Springel, dont la mise en route serait prétendument laborieuse. Maurice Le Guilloux est un bon soldat : il va s’ingénier sous la pluie froide qui n’a pas cessé depuis Ruffec à secouer le peloton par une bonne douzaine ( !) assassines accélérations. Deux kilomètres de ce régime et le Hollandais Fred Rompelberg sort déjà du jeu : ça n’aura pas traîné.
Du côté de l’équipe Peugeot, on a adopté un plan de bataille identique. Régis Delépine et Roger Rosiers, (ancien vainqueur de Paris-Roubaix, un dur-à-cuire s’il en est, rompu à toutes les campagnes cyclistes), ont été « chauffés à blanc » par leur directeur sportif Maurice De Muer. Ils ont pour mission de tout faire pour contrarier le champion belge. Sous l’impulsion de l’infernal Le Guilloux, le Hollandais Jan Krekels (Les Ormes, km 268), puis le Français Joël Gallopin (route de Sainte-Maure, km 280) sont lâchés. Mais stoïque dans le chahut, quasi-minéral, Herman Van Springel ne paraît pas impressionné le moins du monde. Mieux, il se rappelle au souvenir des copains en faisant monter un peu en tours la Kawasaki à Sainte-Maure- de- Touraine, au kilomètre 284. La pluie a cessé, mais pas le tempo infernal de Le Guilloux, complété par le travail de sape entrepris par Rosiers et Delépine : Fedor Den Hertog (Montbazon, km 305) Serge Beucherie (km 306, avant Les Gués de Veigné) puis Yvon Bertin (Chambray-les-Tours, km 310) vont faire les frais du coup de torchon.
Et à chaque attaque, qui voit-on revenir, tranquille comme Baptiste, affichant à chaque fois un franc sourire façon Fernandel 1938 ?… Herman Van Springel ! Et dès les faubourgs de Tours, au kilomètre 317, c’est Monsieur Herman himself qui hausse le rythme. Mine de rien, il paraît déjà en faire souffrir plus d’un.

Vingt bornes plus loin, à Amboise, la mince cohorte des rescapés s’est encore étiolée : Jan Van Katjwik – l’équipier de Van Springel, à qui il n’aura même pas eu le temps d’être utile- et Jean-François Pescheux ont rendu les armes.
Faisons les comptes : il ne reste plus au commandement de la course que trois Français ; Jean-Jacques Fussien, Le Guilloux et Delépine ; un Néerlandais, Zoetemelk, et deux Belges, Rosiers et Van Springel. Les deux coureurs Peugeot sont bien parvenus un instant à s’isoler de ce groupuscule… mais ils ont été illico ramenés à la raison par Monsieur Van Springel en personne ! Si c’est pas un indice, ça… Sur ces entrefaites voici que le boyau de Régis Delépine vient à rendre l’âme ! L’effort que va devoir dès lors accomplir l’Angevin pour « rentrer » sur le groupe va se révéler plus tard lourd de conséquences.
Lorsque le frêle peloton aperçoit Amboise, Herman Van Springel procède à un rapide examen des physionomies dans le petit groupe, ce qui lui permet de constater que Zoetemelk n’apparaît pas au mieux, ça crève les yeux ! La plaisanterie mitonnée à l’intention de son adversaire, il commence à la trouver déplaisante, le Hollandais. Car voilà que, l’air de rien, notre bon Herman « visse » en vice, de son coup de pédale bonhomme et insinuant. Douze kilomètres plus loin, « Joop » devra, flanqué de son bon Maurice Le Guilloux et de Jean Jacques Fussien, laisser filer l’Anversois… De toutes façons, depuis les bords de Loire, il « flottait » dangereusement, ses jambes n’ayant pas vraiment apprécié la séquence pluvieuse matinale, dont finalement il ne se sera jamais remis.
Au kilomètre 352, à Mosnes, sur la route de Blois, il ne reste plus au commandement de la course que trois hommes : Régis Delépine, Roger Rosiers et Hermann Van Springel. Le trio ouvre résolument la route qui mène à l’autodrome… Mais il faut dire que les deux premiers ont autant d’espoir quant à l’issue des évènements à venir qu’un candidat de la Ligue Communiste Révolutionnaire qui se présenterait aux élections municipales de Neuilly-sur-Seine. Au kilomètre 392, Régis Delépine demande à son entraîneur Pierre Morphyre de ralentir : il ne peut plus suivre ce rythme infernal, la crevaison de tout à l’heure lui est restée dans les cuisses. Dès lors, Roger Rosiers, lové derrière son entraîneur Van Der Broek ne cherche plus qu’ à se faire oublier... D’ailleurs, ça fait un moment qu’il est calé dans le sillage de son rival, et qu’il n’est plus en mesure de passer devant. « Qu’il n’accélère surtout pas, et qu’il m’emmène ni vu ni connu comme cela jusqu’à Montlhéry… » rumine-t-il sans trop y croire.
Hélas. A Cléry-Saint-André, sous le coup de midi, au kilomètre 420.5, Van Springel, comme aspiré par son entraîneur Gaston Dewachter, et sans que rien dans son attitude ne trahisse un quelconque surcroît d’effort, va littéralement « oublier » son compatriote, mené à son point de rupture.

Comme il doit regretter ses attaques de tout à l’heure, et comme il maudit à ce moment son directeur sportif Maurice De Muer, qui lui avait demandé de pousser à bout le coureur Anversois ! Roger Rosiers regarde s’estomper peu à peu la silhouette de son bourreau lunaire... Il est comme soulagé désormais.
Il faut dire qu’il en avait assez de voir les deux bielles de l’Anversois dérouler depuis des heures leur sempiternel mouvement mécanique. Ras la casquette de ces bornes kilométriques défilant en enfilade, avec le cœur au bord des lèvres, jusqu’à la nausée. Quatre fois distancé par son bourreau, il était à chaque fois revenu, mais là, non, il n’a pas pu « y retourner ». Aussi, lorsqu’il a vu l’équipage qui l’a tant fait souffrir s’éloigner à ses yeux, et filer plein gaz en direction d’Orléans, il n’a pas pu s’empêcher, malgré sa souffrance, d’esquisser une sorte de sourire, en se disant que ce type infernal serait bien capable de pousser ainsi, la tête légèrement inclinée à droite et le buste toujours immobile, à la même cadence indéréglable, jusqu’à Lille ou Anvers, sans même s’en rendre compte !


Un homme est parti, qui ne sera pas rejoint, et à qui la combativité de ses rivaux a rendu un fameux service : désormais la route de l’autodrome est tout à fait dégagée. Un autre, « Joop » Zoetemelk, va abandonner, dix kilomètres plus loin, dans les faubourgs d’Orléans. Il ne reviendra plus jamais sur la route de Bordeaux à Paris. La pluie et la froidure matinale, il ne les a jamais digérées depuis la prise des entraîneurs Continuer dans ces conditions, à quoi bon ?
Pendant ce temps, l’inexorable monsieur Herman continue à tricoter du 55 X 12 à travers la Beauce, malgré le vent de trois-quart Nord-Est, à un honnête cinquante- cinq à l’heure, l’index posé sur la cocotte de frein, afin de prévenir toute variation de trajectoire intempestive. Sa physionomie ne traduit rien d’autre qu’une facilité exaspérante. Derrière lui, c’est « souffrance pour tous » dans chaque compartiment du train fantomatique des rescapés épars. Souffrir, pourtant, ils savent faire, les Rosiers, Delépine et consorts. Mais là, ils commencent à trouver qu’il y a un peu abus, exagération, surdose même… Pourtant, à force d’obstination et de courage, les français Yvon Bertin, lâché pourtant depuis plus de deux cent cinquante kilomètres (après avoir chuté juste sous les yeux de sa femme qui le suivait en voiture depuis Tours), et Maurice Le Guilloux - tout bonnement monumental d’endurance en ce jour -, réussiront l’exploit de rejoindre Régis Delépine aux portes mêmes de l’autodrome.
Van Springel y a pénétré quant à lui sur le coup des quinze heures, par les Biscornes, avec près de vingt minutes d’avance sur l’horaire. Au km 546 donc, il compte dix minutes trente-sept secondes d’avance sur ses poursuivants.

Même si l’Anversois porte encore beau, des observateurs attentifs l’ont trouvé un brin moins sémillant dans la côte de Dourdan, et pas trop « saignant » entre Angervilliers et Forges-Les-Bains. Toutefois, malgré ces petits « coups de moins bien », il dispose d’un matelas d'avance suffisant sur son suivant, Roger Rosiers. Mais après un premier passage, au cours duquel il régale l’assistance de son coup de pédale débonnaire et salue d’un clin d’œil complice sa femme et ses deux enfants présents sur le site d’arrivée, la « mobylette » Van Springel semble pourtant connaître quelques ratés.
C’est que notre phénomène commence à subir les affres d’une belle fringale, et dans la première ascension de Lapize, il apparaît même un brin « sonné ». A l’amorce du second passage, inquiet, il appelle sa voiture suiveuse, et hèle le mécano, Noël Van Tyghem. Ca ne tourne plus trop rond désormais : « Vite, vite, du sucre, du thé, à manger ! ». Bref, tout pour conjurer la sournoise défaillance ! Van Tyghem, inquiet de voir la belle machine se dérégler ainsi sous ses yeux, lui glisse alors à l’oreille, façon conspirateur, quelques mots en flamand, tout en le ravitaillant. Le commissaire de course installé dans la voiture, pas forcément à l’aise avec la grammaire néerlandaise et les subtilités de l’accent tonique, sourit mollement. Peu après, on remarque que l’Anversois se fait bien du souci quant au bon fonctionnement de sa chaîne dès qu’il aborde la côte Lapize… tellement de souci qu’il doit s’appuyer parfois sur l’aile de la voiture de son directeur sportif, pendant que son mécano zélé, joue avec application de la burette, l’œil en coin. Ah, il y en a eu de l’huile versée cet après-midi- là sur le ciment du circuit routier… Il faut dire que pousser le 55 x 12 lorsque l’on roule le long de la Loire, ça ne se discute pas. Mais emmener un 42 x 16 dans Lapize, après plus de cinq cent cinquante kilomètres, (dont trois cent cinquante parcourus à cinquante de moyenne), convenez que l’on pourrait trouver là matière à redire… Mais si Herman Van Springel n’est pas « flambant » dans ce final, imaginez un peu ce que cela peut donner derrière lui !
DANS « L’ASSOMMOIR » LAPIZE : « SILENCE, ON SOUFFRE »
C’est d’abord Roger Rosiers, cramoisi, qui s’arrache péniblement à chaque escalade d’une côte Lapize qui fait figure en ce jour de totem d’épouvante. Plus de deux minutes derrière lui, Régis Delépine, toute volonté bandée, tente de préserver une troisième place qui lui vaudra son lot de souffrances. Il a joué fin dès que Bertin et Le Guilloux l’ont rejoint, et a cherché à s’économiser avant d’entamer le « scenic-railway » de l’autodrome. Dès la première ascension, Yvon Bertin craque. Maurice Le Guilloux, pour sa part, n’est plus qu’un « mort qui pédale ». Comment fait-il pour aller au bout des cinq chemins de croix que l’organisation impose ? Il ne le saura pas lui-même lorsque tout à l’heure il descendra de machine... Saint-Eutrope, priez pour eux. Enfin, peu avant seize heures, Herman Van Springel va couper la ligne d’arrivée, apparemment frais comme un gardon.

Qui pourrait croire en l’observant à cet instant qu’il a accompli six-cent-un kilomètres à 41,903 km/h de moyenne ? Sur la ligne de départ, il était le « doyen » des concurrents. Sur la ligne d’arrivée, il en paraît le plus jeune. Lorsqu’ on l’interroge sur sa fin de course moins transcendante, il ne se démonte pas - tout en descendant de machine, frais et pimpant - : « Mon dérailleur s’est bloqué. Dans la côte, j’avais trop grand. Comme c’était mon vélo léger, je ne tenais pas à en changer… ». Un peu plus tard, il complètera cette pieuse déclaration en annonçant : « C’est fini pour moi. Inhumain. De toute façon, je ne suis même pas sûr que cette victoire me rapportera des contrats ! Au bout de cette saison, j’arrête. Point final à l’issue de cette saison.» Tu parles, Charles. Tu vannes, Herman. En dépit de ce serment d’ivrogne, il va y revenir, notre Anversois, sur les routes de Bordeaux à Paris, et pas qu’une fois même !
D’ailleurs, lui et le Derby de la Route ne peuvent se passer l’un de l’autre : l’Anversois astique du boyau de sa roue avant le garde-boue de ses engins d’entraînement depuis l’an 1967. Quand il fera ses adieux à « sa » course, ce sera sur un dernier succès, en 1981, à trente-huit ans bien sonnés ! Mais aujourd’hui, avec ce cinquième succès acquis sur l’autodrome, le champion belge a battu le record de victoires de Bernard Gauthier. Il devient ipso facto « Monsieur Bordeaux-Paris ».
Lorsque Roger Rosiers arrive à son tour, huit minutes et deux secondes plus tard, il est moulu, rompu, détruit… il reste penché un long moment sur le cadre de sa bicyclette, le front appuyé sur la selle, et demande peu après autour de lui : « Quel est le nom de cette côte... ? » «... Lapize, dîtes-vous ? C’était la première fois que je la grimpais... Mais je n’ai plus envie de la connaître... »

Les rescapés de ce chemin de croix arrivent tour à tour, hébétés, « sonnés ». Régis Delépine coupe la ligne 2’28’’ après Rosiers. Il y a maintenant plus de dix minutes que Van Springel est arrivé. Yvon Bertin achève son pensum trois minutes après. Sur la ligne d’arrivée, il ne sait comment se tenir, souffrant de tout son corps, perclus tel un vieillard cacochyme. Maurice Le Guilloux a encore quatre minutes de selle à accomplir avant d’arriver au terminus des douleurs. Après la ligne, on lui demande ce qu’il a trouvé de plus dur dans ce Bordeaux-Paris. « Ce que j’ai trouvé de plus dur ?... Vous voulez rire ! Partout, j’ai eu mal ! » Il y a près de quarante minutes que l’infernal Monsieur Herman est passé devant les tribunes lorsqu’apparaît aux yeux du public un coureur ensanglanté, épuisé, qui tente autant qu’il le peut de conserver le sillage de la moto de son entraîneur. A vrai dire il semble plutôt s’y accrocher comme un naufragé agripperait une bouée.

Il s’appelle Jean-Jacques Fussien. Le coureur de l’équipe Fiat a chuté après deux cent cinquante kilomètres de course, son boyau avant ayant d’abord éclaté. Plus loin, à cent vingt kilomètres de l’arrivée, il s’est accroché avant Orléans, alors qu’il roulait à soixante à l’heure, avec la moto de son entraîneur, et est passé en voltige par-dessus lui, la moto lui retombant dessus. Le pare-brise de cette dernière s’est brisé en des morceaux qui ne se sont alors pas perdus pour tout le monde.
Dans le laminoir Lapize, dont il vient à bout au prix d’efforts pathétiques, Jean-Jacques Fussien se fait panser sans quitter sa bicyclette. Lorsqu’il passe devant les tribunes, il questionne du regard les juges à l’arrivée, comme pour implorer : « il faut vraiment le faire, ce dernier tour ? ». Pudiquement, comme gêné, l’un deux fait signe de la tête que « oui ». Et de repartir pour un tour de martyre…
Patrick Police, pour STAYER FR - extrait du livre " L'épopée du cyclisme sur l'autodrome de Montlhéry "
