OU DERNY IS STILL ALIVE AND WELL
LA VERITABLE HISTOIRE DU DERNY
par Patrick Police
Un samedi de Décembre 1934, les flâneurs assistent médusés à un curieux ballet, celui d’un vieux monsieur à barbiche juché sur un drôle d'engin, une sorte de bicyclette animée par un moteur auxiliaire. Il tourne et il tourne plein gaz sans désemparer autour de l’hippodrome de Longchamp, dépassant les groupes de cyclistes interloqués.
Léon Derny, l’homme à la barbiche, n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’en 1900, il avait déjà « bricolé » un engin d’entraînement motorisé pour le compte du champion cycliste Lucien Lesna. Mais là, il a soigné sa communication, en prévenant quelques temps auparavant la presse de la présentation future d’un engin motorisé, un engin « définitif » selon ses termes, destiné à renvoyer au musée - définitivement donc - les tandems d’entraînement, déjà obsolètes en ce début des années trente.
Léon Derny, ancien coureur cycliste et ex-champion motocycliste et automobile, sait qu'il vient d’inventer la formule d’entraînement cycliste idéale. Construit par les usines Dilecta au Blanc, dans l’Indre, le fonctionnel engin va séduire très vite une presse spécialisée qui, sans attendre, le portera aux nues, lui et son inventeur.
Le Dimanche 23 Juin 1935, après avoir été testé sur la piste de Saint-Denis par les coureurs "pros" Bertellin et Tonnelier, ce que l'on appelle déjà le "Derny" fait une première apparition officielle au vélodrome de La Cipale à Vincennes, à l’occasion du quinzième Grand Prix Cyclosport de vitesse. Le coureur indépendant Legros, conduit par un autre coureur indépendant, Gousset, obtient à cette occasion un véritable triomphe auprès des spectateurs qui ovationnent par la même occasion le génial inventeur, présent sur les lieux, vous vous en doutez.
Tout au long de la saison 1936, l’engin multiplie les apparitions sur les pistes parisiennes, au Buffalo de Montrouge, à Saint-Denis (première épreuve derrière derny, sur cinquante kilomètres), à La Cipale, au Parc des Princes. A chaque apparition, il convainc. Mais de commandes, point.
Car la direction du tout-puissant journal "L’Auto", qui détient l’indispensable clef d’accès aux colonnes de ce dernier et au lattes et ciment du « Vél’ d’Hiv’ » et du vélodrome du Parc des Princes, résiste à la pression d'une presse qui unanimement voudrait voir cet engin - que l'on n'appelle plus déjà que " le Derny " - supplanter les motos d’entraînement. Car on a hâte de les voir à l’œuvre ces « Derny », et surtout sur Bordeaux-Paris, où les légendaires Terrot 350 sont accusées de dénaturer l’épreuve.
Henri Desgrange et Jacques Goddet font la sourde oreille, pas plus convaincus que cela que l’heure des motos dites « commerciales », acquises six années auparavant - faut pas gâcher - soit révolue.

Il faudra le cauchemar de l’édition 1937 d’un Bordeaux-Paris halluciné pour les convaincre que l’heure de la géniale invention de Léon Derny qui a sonné. En effet, la victoire du Belge Somers a effrayé les observateurs. L’état des rares arrivants de ce Derby de la Route - duquel s’est dégagée « une forte odeur de pharmacie [dixit la presse de l’époque] -a inspiré aux observateurs davantage de pitié que d’admiration.
Le derny, qui, depuis deux années faisait antichambre, s’impose donc à partir de ce moment comme une évidence. Mais ce merveilleux engin, s’il a pu jusqu’ici démontrer toutes ses qualités sur les pistes parisiennes, aura-t-il le « coffre » suffisant pour affronter les affres d’un Bordeaux-Paris ?

Prudent, et attentifs à vérifier la pertinence de l'investissement, le journal « L’Auto » va faire multiplier les essais comparatifs durant l’hiver 1937, sous l'oeil vigilant de Charles Faroux, ingénieur expert en matière mécanique, et du Docteur Ruffier, missionné pour mesurer l’impact sur les organismes des deux modes d’entraînement.
Les champions français Raymond Louviot, Fernand Mithouard, Benoît-Faure, l'Italien de France Jules Rossi, puis le Belge Edgard De Caluwé et le Français Alfred Letourneur se succèderont, sur le circuit Versailles-Rambouillet-Dourdan et sur la route d’Ablis notamment, passant d’un engin à l’autre, sous l’œil dubitatif d’une pléthore des entraineurs et des journalistes, et du staff de « L’Auto ».
Le 14 Mars 1938, le "Derny" est présenté à la presse au « Vél’ d’Hiv’ », et le lendemain, il fait son apparition en prélude des Six-Jours, à 21 h 15. On peut penser, compte tenu de la fréquence de ses apparitions, que le "Derny" a désormais partie gagnée.
En bien non. Car pour se convaincre de la réelle fiabilité de l’engin sur les grandes distances, il faut un test « grandeur nature ». Il sera organisé le samedi 30 Avril 1938, en forêt de Saint-Germain, à l’occasion de la seconde édition du Derby éponyme, sur le circuit du fameux Bol d’Or automobile.
Au menu, deux-cent quatre-vingt-cinq kilomètres à accomplir, soit la distance exacte qu’auront à accomplir les coureurs du prochain Bordeaux-Paris derrière leurs entraîneurs motorisés, entre Sainte-Maure et Paris Parc des Princes. Sur la ligne de départ, un vieux monsieur à barbiche s’affaire fébrilement autour de ses chers engins : il joue là rien de moins que la crédibilité de son invention, des années d’efforts, et sa réputation.

Charles Pélissier, dans le froid humide de la forêt de Saint-Germain et le sillage de son entraîneur René Maronnier, va puiser au bout de son courage pour remporter l’épreuve organisée par le V.C. Francis Pélissier et le quotidien « Ce Soir ». Il boucle cette sorte de banc d’essai à 44,780 km/h de moyenne s'il vous plaît ! Sur un circuit comportant soixante-huit relances, la performance mérite le respect ! Ce jour-là, Charles Pélissier quittera le mondain gominé, chouchou horripilant de ces dames et du Directeur de l'Auto aura su redevenir coursier, digne de ses aînés prestigieux ! Côté mécanique, le 98 cm3 Zurcher – moteur qui anime le rustique engin - a remporté la partie : la route de la légende lui est désormais ouverte !

Au gré de Bordeaux-Paris mémorables, de Critérium des As ou de Roue d’Or homériques, Marcel Laurent, Emile Idée, Bernard Gauthier, Fausto Coppi, Rick Van Steenbergen, Hugo Koblet, Louison Bobet, Ferdinand Kubler, Jacques Anquetil, Rudi Altig, Peter Post, Herman Van Springel, le grand Eddy Merckx, s’appliqueront à conforter la légende de ce drôle de cyclomoteur.
Et puis, en 1975 à l’issue d’un bien tristounet Derby de la Route, le "Derny" tirera sa révérence. On jure alors son heure passée à jamais.
Mais d’irréductibles nostalgiques, d’abord, des générations de sportifs obstinés ensuite, ne laisseront pas la flamme s’éteindre… Et de nos jours, de plus en plus nombreux sont les coureurs et entraîneurs à pousser jusque dans les Flandres, pour y acquérir la réplique (les fameux derny Simon) de cet attachant témoin du génie mécanique français, tandis que les organisations de rejetons du Critérium des As font florès en Belgique et en France…

Des histoires de derny, nous vous en avons déjà racontées, et nous vous en raconterons bien d’autres encore, notamment dans ces Bordeaux-Paris dont ce si sympathique engin a nourri l’épopée…
Mais gardons une petite pensée pour ce Monsieur à barbiche qui avait si bien compris la nécessité d’un engin d’entraînement idéal, qui a vu son invention lui survivre, et entrer dans la légende du sport cycliste.

Derny is still alive and well !
Texte de Patrick POLICE, le 8 Mai 2013, mis à jour le 20 Avril 2020.


Sources : archives familiales Roland Derny et collection personnelle
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