FRANCK CLEMENTE OU
LE DEMI-FOND COMME ÇA, EN PASSANT…

1981, année de tous les changements. Sous l’égide du Directeur Technique National Lucien Bailly – dont on ne chantera jamais assez l’action méritoire soit dit en passant – le demi-fond se voit (enfin !) doté d’un véritable plan de relance. Tous les espoirs semblent permis lorsque, joignant les actes à la parole, la Fédération Française de Cyclisme passe commande dans la foulée de douze superbes motos d’entraînement, destinées à prendre le relais des vénérables BSA. Fort de cette embellie, on est en droit de croire à ce moment qu’une page se tourne, et on a enfin de bonnes raisons pour : bientôt de nouvelles motos, une campagne de formation de nouveaux entraîneurs, l’arrivée de nouveaux coureurs …
Hélas, les choses se révèleront bien plus compliquées et une décennie plus tard, les successeurs du bon Lucien Bailly ne seront pas loin d’avoir la peau de ce demi-fond qui enquiquine tant la machine à cash du cyclisme « mondialisé » de la fin des années quatre-vingt, fascinés qu’ils sont alors par un modernisme neu-neu reniant l’histoire du cyclisme et ses fondamentaux … Je ne cite pas de noms, ils sont encore dans les mémoires, les comparses du sinistre congrès d’Orlando qui ont jeté les pelletées de terre dans la fosse d’oubli d’où ils espéraient bien ne plus jamais voir ressortir ce demi-fond, si « obsolète » …
Automne 1981. En attendant l’arrivée sur les pistes des bécanes rutilantes promises, il serait bon de trouver un porte-drapeau au demi-fond bien de chez nous non ? Et – superbe coïncidence – voilà que débarque tout chaud bouillant d’une brillante campagne de six-jours sur les pistes européennes un « Petit Prince » qui présente tout à fait les stigmates de l’oiseau rare espéré. Ce n’est pas un cheval de retour de la route, ou un vieux pistard blanchi sous le harnais, non. Il est jeune – très - (dix-neuf ans), beau gosse, racé, et, sur le vélo, il est d’une facilité vaguement agaçante pour ceux qui en subissent les effets en course. A dix-sept ans, il a décroché un titre de champion régional juniors sur la piste d'Aulnay-sous-Bois pour le compte de l'O.B.N. de Saint -Gratien.

L’année suivante, sur la route, avec les juniors et seniors B et C, il a aligné pendant les saisons 1978 et 1979 quelques victoires sur les routes du Val d’Oise sous les couleurs du V.O.C. Et pendant la saison 1980, il a confirmé ses talents de pistards, notamment au gré de victoires en américaine associé à Pascal Jules.
Mais c’est durant l’hiver 1980 qu’il va faire véritablement parler de lui au gré des courses de 6 Jours disputées sur les pistes de Berlin, Dortmund, Cologne, Copenhague, Zürich, en compagnie de Pascal Carrara, du Danois Stig Castoe ou Florent Ivars. Quatorze places de second au cours de cette campagne, une quatrième place aux championnats d’Europe à l’américaine avec Florent Ivars, voilà qui classe le garçon. Qui d’ailleurs n’était pas passé pas inaperçu aux yeux de « Milo » Carrara, grande figure de la piste s’il en fut. Dès le début, il veut le voir associé à son fils Pascal, qui entame lui aussi une carrière de brillant pistier. Il n’y a pas de doute, ce Franck Clemente pourrait bien être comme une réincarnation du dernier grand six-dayman français, Alain Van Lancker.

Jacky, le père de Franck est le Président de son club, le V.O.C., et il préconise après cette rude campagne un peu de repos au fiston, avant d’embrayer une tournée sur les pistes américaines avec une délégation française menée par Laurent Fignon et supportée par un yaourtier bien connu … Baltimore, une course sur route, une course sur piste en alternance … C’est beau les voyages …
Mais, - et là nous les mordus de demi-fond ça commence à nous intéresser bougrement-, il s’avère que pendant la ronde de Dortmund, le garçon a incidemment tâté du derrière moto, et que ça a « collé » tout de suite. Il a de suite trouvé ses marques, genre « j’ai fait ça toute ma vie », et il paraît doué pour la chose, à l’évidence.
Ce qui ne pourrait n’être finalement qu’une brève de vélodrome va pourtant « fuiter », et tellement fuiter même que les grandes oreilles du demi-fond vont en avoir écho. C’est que l’on aimerait bien driver la petite merveille en devenir. Jacky le père de Franck se rapproche de Claude Larcher, qui sera l’heureux élu, qui sera de suite sous le charme : entre lui et Franck, ça fait tout de suite « tilt ». Le gamin répond parfaitement aux accélérations de la moto, sa position sur le vélo de stayer est idéale, et l’on dirait qu’il chatouille les pédales, l’air de ne pas y toucher. Pas de doute, l’entraîneur de métier qu’est Claude sait qu’il a une pépite entre les mains. Du coup, dans une démarche qui ne manque pas de superbe, il va « manger son chapeau » en se décidant à l’orienter sans tarder vers le meilleur des pacemakers d’alors, le Hollandais Norbert « Noppie » Koch … Il veut mettre toutes les chances du côté du gamin. " Un titre, ça se joue sur une course ... " « Faut pas gâcher » Aucun risque n’est à prendre dans le lancement de son poulain vers le succès »
Et c’est ainsi qu’un mardi soir d’été, pour sa deuxième course derrière moto, le coureur du V.O.C. exposera l’éventail de ses talents à ses pairs médusés. Le championnat d’Ile de France a lieu sur la piste de Saint-Denis. Franck le petit nouveau s’invite à la table des stayers franciliens. Il ne demande pas qu’on lui passe le sel : il tire toute la nappe à lui. Sous les yeux du public et des observateurs de bord de piste sous le charme, il va écraser la course, avec une force tranquille (on est en 1981 n’oubliez pas) déployée à la lisière de l’insolence. Le divin enfant colle à la perfection au rouleau de la moto de Maître Koch, exposant un coup de pédale où cadence rime avec élégance. Elégance n’excluant pas une autorité sereine dans la conduite de sa course. Le champion de France Pierre Trentin, n’en croit pas ses yeux. Lui, l’archétype du battant, il multiplie les assauts mais butte des tours durant sur cette énigme pédalante. Descendu de machine, mi-incrédule-mi-épaté, il ne pourra que féliciter le jeunot, l’entourant d’un bras protecteur... à croire que lui aussi est tombé sous le charme …
Après cette démonstration, tout le monde en convient, la presse spécialisée aussi : ce soir d’été à Saint-Denis, derrière la B.S.A. menée par Norbert Koch, un stayer est né.

Dans la foulée, Franck récite le 19 Juillet à Reims à l’occasion de la course au titre national la même partition que celle exécutée quelques semaines plus tôt à Saint-Denis. Même punition, même motif : avec le maestro Koch à la barre, le titre tombe comme un fruit mûr dans l’escarcelle du poupin néophyte. Au programme, 68.482 km/h de moyenne sur les cinquante kilomètres exécutés en mode coup- de- pédale- aérien-masque impassible-allure-de-prince-tempo-de-métronome, les Trentin, Thiebaud, Blanchardon et consorts portés à leur point de rupture … On s’enflamme une fois la course achevée autour du champion, qui dans la foulée, devient vice-champion de France de poursuite olympique aux côtés de Pascal Carrara, Marc Meilleur et Eric Louvel. Mais le sémillant jeune homme répond à cette excitation par un flegme jamais pris en défaut et des « Rien ne presse … J’ai dix-neuf ans … Je fais de la piste parce que voyager, ça me plait … Et puis, ça fait tellement plaisir au paternel et aux copains … Regardez comme ils sont heureux en bord de piste ! »

Le gamin semble bien avoir été visité par les fées à son berceau et il n’est pas dans sa vingtième année ! En cette fin d’été 1981, la mise en orbite du pistier francilien semble donc réussie. La paire Carrara/Clemente, constituée aux Six Jours de Grenoble l’hiver précédent, brûle les planches et le ciment en France et au dehors … Soixante victoires route et piste confondus au compteur … La poursuite olympique avec les potes du V.O.C., puis de l’équipe nationale … ? Les américaines sur les vélodromes européens … ? Le demi-fond … ? Choisir ? Difficile …
Mais on ne s’enflamme pas, ce n’est pas le genre de la maison. On vit plutôt les choses avec détachement, comme si pas vraiment concerné. D’autant qu’au championnat du Monde à Brno, « Noppie » Koch, le « Pape des entraîneurs » n’est plus là pour montrer le chemin. Et là les aficionados déchantent : pas moyen pour Franck d’aller chatouiller les mastodontes Hollandais et Allemands. Mais comment lutter avec des coureurs qui ont fait le plein de courses derrière motos quand soi-même on les compte sur les doigts d’une main ? Mais pas de panique, et surtout pas de déception; il faut juste un peu de patience, puisque le talent est là, et que notre homme, apparemment « stayer né » n’a que dix-neuf ans …
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1982 : le plan de relance du demi-fond entre pleinement en vigueur. Les rougeoyantes Yamaha entrent en piste. Franck Clemente apparaît comme le porte-drapeau rêvé du demi-fond français nouveau. Il a remporté en Juin comme en se jouant son second titre de champion d’Ile de France de demi-fond.

Il est devenu champion régional de poursuite olympique une semaine auparavant lorsqu’il s’aligne le mardi 27 Juillet au championnat de France à Bressuire. Il va exécuter ce jour-là derrière moto un récital sans fausse note, et se qualifier sereinement pour la finale. Une finale à laquelle pourtant il ne se présentera pas.
Que s’est-il donc passé ? Selon la presse, « le Parisien vexé, d'une part, d'avoir été évincé de l'équipe de poursuite olympique et ne voulant pas, d'autre part, cautionner les bruits selon lesquels il aurait décidé de ne pas défendre ses chances afin de laisser gagner le néo-calédonien Jean-Claude Lecourieux en échange d'une série de contrats à honorer l'hiver prochain en Nouvelle-Calédonie préfère déclarer forfait ». En fait Franck, qui avait effectué toutes les épreuves de préparation avec l’équipe de poursuite olympique est convaincu de pouvoir réaliser l’enchaînement demi-fond-poursuite olympique. L’encadrement s’entête à être persuadé du contraire : « Tu ne peux pas faire les deux, ce n’est pas possible ! »

" Du coup, je les envoyé ch… et j’ai tout laissé quimper là ! C’est bête, j’aurais pu peut-être cette année-là remporter un second titre de champion de France … " Le Mondial de Leicester, il ne le disputera donc pas – et pour cause - avec l’équipe de poursuite olympique, dont il était, avec Charly Mottet, un des hommes de base. Une chute fracassante subie à Commercy quinze jours plus tôt lors de la Coupe d’Europe des Nations avec l’équipe de poursuite olympique a laissé des séquelles profondes.

Dans ces conditions, il ne peut pas même se refaire à l’occasion de l’épreuve de course aux points, où lui et Christophe Lavainne ne pourront pas même se qualifier pour la finale. Une chute et une erreur de casting aux lourdes conséquences … Dans la foulée, il va bientôt déclarer : « J’abandonne le demi-fond. Mais je ne renie absolument pas cette spécialité qui m’a emballé dès le début »
Ah bon ? En 1983, devenu professionnel de la piste par l’entremise de Maurice Portier - le correspondant français des vélodromes allemands - et son correspondant allemand Schmadtke, Franck s’alignera dans des courses … derrière motos notamment en Allemagne à Dortmund puis au championnat du monde des stayers à Zürich, avec à la clef une cinquième place en qualifications, due à une "grossière erreur de braquet" dixit la presse de l’époque, puis un abandon à mi-course en repêchage. Durant cette saison, il continue ses prestations sur les vélodromes allemands, danois, français et belges, où son savoir-faire de pistier et sa polyvalence (derrière moto, poursuite, addition de points, américaine) sont toujours très prisés des managers et du public.
Sur route il a le droit de s’aligner sur certaines courses sur route et c’est à l’occasion de l’une d’elles, Mauléon-Moulins, qu’il achèvera à la huitième place, qu’il est remarqué par Jean-René Bernaudeau, qui est encore coureur à cette époque : « Eh …Tu marches pas mal dis-donc … Je te prends dans mon équipe pour l’année prochaine ! » Mais dans la jungle qu’est le milieu professionnel, « individuel » rime avec « solitude », qui elle-même ne rime jamais avec « victoires ». Et malgré les piges remplies avec compétence sur les vélodromes allemands, tout cela commence à ressembler à une descente en pente douce vers la porte de sortie.
En Mars 1984, le magazine Miroir du Cyclisme le présente à ses lecteurs comme néo-pro dans l’équipe Système U dirigée par Marcel Boishardy. Un bref passage chez les pros, comme ça, comme qui dirait « pour voir », avant de quitter définitivement le milieu du cyclisme avant même la mi-saison, à l’occasion de la deuxième étape de Paris-Nice. Une perçure inopportune, une chasse inutile tout seul dans la pampa, et notre homme enverra tout balancer … Avec pour maigre viatique de cette « saison » 84 une troisième place au Circuit du Sud-Est remporté par Patrice Thevenard. Le dossard 46 ne prendra pas le départ du championnat de France organisé à Plouay, pour lequel il était qualifié. Il y a une vie après le cyclisme.
Le cyclisme sur piste et le demi-fond auront vu passer comme un météore l’un des plus bel espoir des années quatre-vingt, devenu retraité du vélo à vingt-deux ans après avoir déambulé en badaud nonchalant dans le microcosme cycliste.
Quand on l’interroge sur son parcours en lui demandant si franchement il n’a pas l’impression d’être un peu passé à côté d’une belle carrière, il vous concède de son passage chez les pros côté route le flash des kermesses ardentes disputées en Belgique, et côté piste une américaine disputée à Saint-Pierre d’Oléron avec un Stephen Roche faisant ses premiers pas dans la spécialité, ou encore la figure amicale de Danny Clarke, un fameux « avion de chasse » des vélodromes.
" Alors, vraiment, Franck, pas de regrets ? " En homme heureux qu’il est, Franck Clemente vous répond : « Pas de regrets … Au contraire ! »
Patrick POLICE, pour STAYER FRANCE - 3 Mars 2019



Remerciements à : Franck Clemente bien sûr, Didier Guérin; Jacky et Mariette Dru; François Bonnin Dominique Turgis; Bruno Bade; Michel Meunier; Francis Coquoz; Claude Larcher; Marc Pacheco; J.F. Guiborel; Archives de la F.F.C. Comité Ile-de-France.

Franck Clémente né 5 décembre 1961 à Sannois, où il réside
1,74 m 66 km
débuts en 76 à l'Olympique Banlieue Nord 1978 -1981 : V.O.C.
1982 : CSM Persan
1983 : Individuel
1984 : Système U
champion de France de demi-fond 1981
champion d'Ile-de-France de demi-fond 81 et 82
champion d'Ile-de-France 81 de course aux points et poursuite olympique
vice-champion de France de poursuite olympique 1982
3 participations aux Championnats du monde (demi-fond 1981 (amateurs) et 1983 (professionnels), course aux points 1982)