CHARLES BERTRAND
TERMINUS DEMI-FOND
Pour évoquer le parcours du champion de France de demi-fond 1963, Charles Bertrand, un préambule s’impose. Vous le savez, j’ai pris l’habitude sur ce site de vous régaler depuis bientôt douze années des portraits des champions de France de la spécialité. Cette sorte de « fil rouge » m’a permis de célébrer quelques « figures » des années cinquante et soixante, telles celles de Roger Queugnet, Jean Raynal, Robert Varnajo …
Pour les coureurs de cette génération, le vélo était le sport-roi, synonyme de gloire sportive et de liberté. A l’époque, lors de la sortie du club du dimanche, on applaudissait ou encourageait les « cyclards » au bord des routes, parce que tout un chacun savait ce que représentait l’effort du cycliste, pour l’avoir un jour ou l’autre éprouvé soi-même (de nos jours, il existe un jeu qui consiste « à faire peur aux cyclistes » sur la route : entendu de la bouche même d’un « jeune homme » - comme les médias se plaisent à nous présenter ce genre d’individu) …
Ces hommes du siècle passé, nés dans les années vingt et trente, ont connu la guerre et ses privations, et enduré ses rigueurs. Pour eux, le mot « fatigué » n’existait pas au dictionnaire |dixit Bernard Gauthier – cf. L’épopée du cyclisme sur l’autodrome de Linas-Montlhéry page 159 ] Enfants ou adolescents pendant la guerre, ce sont eux que les médias et chroniqueurs économiques se plaisent aujourd’hui à nous présenter comme les privilégiés d’un soi-disant âge d’or (les « trente glorieuses » tu parles !), alors même qu’ils ont travaillé sans compter à la reconstruction d’une France dévastée par le second conflit mondial, et préparé par leur labeur, leur courage et leurs sacrifices une existence meilleure pour les générations qui l’ont suivie (la mienne en fait partie)… Ces années d’après-guerre où l’on travaillait six jours par semaine et dix heures par jour, où l’on roulait une fois sorti de l’usine sur des routes plutôt rustiques (rien à voir avec les « billards » de nos actuels circuits d’entraînement) , par des climats autrement plus rigoureux que ceux que nous connaissons aujourd’hui, et où l’on se rendait à vélo (cinquante kilomètres, une paille !) au départ de la course dominicale.
A ceux qui se reconnaîtront dans ces lignes, ma reconnaissance, et mon respect.
Charles Henri Bertrand, dont nous allons raconter le parcours, émarge à cette génération chère à mon cœur, et son itinéraire tout à fait atypique achèvera de vous convaincre que, décidément, les écumeurs de piste et de route de l’après-guerre nous ont laissé un sacré héritage. Puisse un jour le cyclisme retrouver ce parfum d’aventure et d’amateurisme – ce terme entendu dans son acception la plus noble – et ce supplément d’âme qui lui fait si cruellement défaut de nos jours.
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F.D.D.F. : « Vous avez toujours vécu à Caen, puis dans sa région ? Et vous êtes toujours resté fidèle au même club ? »
Charles Bertrand : « Oui, j’y suis né le 19 Avril 1931, rue Saint-Jean, dans le quartier du centre de la ville, celui qui a été totalement dévasté pendant les bombardements de l’été 1944 (il ne restait plus rien : seule l’église émergeait d’un champ de ruines) J’ai signé ma première licence en 1949 et, effectivement, je suis toujours resté fidèle à mon club, l’U.V. Caen. J’ai porté les couleurs vert et rouge de 1949 à 1964, soit pendant toute la durée de ma « carrière » cycliste »
F.D.D.F. : « A ma grande honte, il va falloir m’aider… L’U.V. Caen ? »
Charles Bertrand : « Ce club, créé en 1938, est né de la scission de l’E.S. Caen (sa devise : « vite et bien », tout un programme ! – merci Monsieur Bertrand pour votre impressionnante documentation - n.d.l.r.) L’U.V. Caen a eu un « parrain » glorieux – même si d’abord sociétaire du grand rival, l’E.S. Caen -, en la personne d’Yvan Marie, ce coureur professionnel taillé en armoire … normande (excusez, je n’ai pas pu m’en empêcher – n.d.l.r. -), révélation du Tour de France 1936, animateur de l’édition 1938, un fameux rouleur en plus. Sa carrière - gâchée par la guerre - achevée, il a tenu une boutique de cycles à Caen, rue Saint-Michel de Vaucelles. Clin d’œil du destin, nos chemins devaient se croiser plus tard. D’ailleurs, si vous observez attentivement certaines des photos que je vous confie, vous verrez son nom apparaître sur ma tenue de coureur »
F.D.D.F. : « Et ce club a vu beaucoup de champions sortir de ses rangs ? »
Charles Bertrand : « Oui, qu’ils soient amateurs ou professionnels, de valeur régionale, nationale, voire internationale. Je ne vais pas toutes les citer, mais les grandes figures du club, avant-guerre et dans l’immédiat après-guerre, ont été Guillaume Mercader, André Bellavoine, Roland Lemoine (qui se tua en course sur les routes normandes en 1946), Camille Clerambosq et Gaston Rousseau, ce dernier équipier de Robic dans l’équipe de l’Ouest du Tour 1947. Puis dans les années soixante, il y eu les Jacques Hurel, Jacky Chan Tsin, Roger Julienne, Guy Grimbert (champion de France des Indépendants) et Stéphane Couge (champion de France des Espoirs en 1998 à Montpichon dans la Manche), tous ces résultats acquis sous la férule d’un directeur sportif hors-pair, véritable meneur d’hommes, Roger Aveneau. Enfin, impossible de ne pas évoquer Vincent Barteau, maillot jaune au long cours pendant le Tour de France en 1984, et Richard Vivien, champion du monde des routier amateurs en 1987. Un champion du monde issu de l’U.V. Caen : la page la plus glorieuse de l’histoire du club ! »
F.D.D.F. : « Je vois que vous ne vous considérez pas comme un champion, alors que vous avez été le premier à apporter un maillot tricolore à la corbeille du club [il y en a eu une quinzaine au total, dont Vincent Barteau qui a été champion de France Junior], si je fais exception d’un titre national A.S.S.U. remporté par Aimé Bénard en vitesse quelques semaines auparavant. (Je n’ai aucun mérite à faire l’érudit, là encore je n’ai qu’à puiser dans la remarquable histoire du club, réalisée par notre homme – n.d.l.r.) »
Charles Bertrand : « Oh non. Je n’avais pas la valeur de ces coureurs-là ! J’ai longtemps couru chez les indépendants, avant de finir chez les amateurs première catégorie. A la fin de ma « carrière », je comptais une quinzaine de victoires régionales sur la route, et une cinquantaine sur la piste. Je me débrouillais bien sur la piste. La presse régionale de l’époque me décrivait comme « accrocheur » et « courageux » (et le mot « sympathique » revenait aussi systématiquement, la modestie de notre interviewé dut elle en souffrir) Quant à ce maillot de champion de France dont vous parlez, il relevait plutôt de l’aventure personnelle … »
F.D.D.F. : « Racontez-nous ça ! »
Charles Bertrand : « Mes débuts sur la piste, je les ai effectués en 1949. Mais gardez-bien une chose en tête : à l’époque, « on n’avait pas les moyens ». La vie était rude au sortir de la guerre, et le club ne disposait d’aucun matériel pour ses coureurs. Bref, on se débrouillait comme on pouvait. Avant de songer à tourner sur le ciment du vélodrome, je devais démonter le guidon, les freins, le dérailleur de mon vélo de route… j’enlevais les papillons pour leur substituer des boulons, et ça faisait la rue Michel … On était dans la débrouillardise, on n’avait pas d’argent, les priorités étaient de nourrir la famille et assurer le quotidien. Ma passion du vélo, à laquelle j’ai énormément sacrifié, c’était un « luxe »»
F.D.D.F. « Vos débuts sur la piste ? »
Charles Bertrand : « Je les ai effectués sur le vélodrome de Caen Venoix, bien sûr ! A ce sujet, j’ai un souvenir auquel je suis très attaché. Il s’agit d’une réunion d’attente de l’arrivée du Tour du Calvados, l’année de mes débuts. Sur la piste ce jour-là, il y avait « du beau monde » comme on dit : Jean Rey, champion de France professionnel, Urbain Caffi, Emile Ignat, Roger Rioland et Marcel Bareth. A l’issue de la réunion, voilà qu’on me remet à moi, le coureur débutant, cinq francs en guise de prime, ce qui n’était pas rien pour moi à l’époque ! C’était eux, les pros, qui s’étaient cotisés, à raison d’un franc chacun… une façon pour eux de saluer ma prestation. Je n’ai jamais oublié ce beau geste. Après tout je n’étais qu’un « petit coureur » »
« J’étais un habitué de la piste de Caen Venoix, bien sûr, mais j’ai connu le Vél’ d’Hiv’ aussi… en lisant l’hebdomadaire sportif "Route et Piste" ! C’est d’ailleurs de cette manière que je me suis engagé au début des années cinquante dans une individuelle. Et c’est à cette occasion que j’ai été remarqué par Monsieur André Livet, alors manager des pistards pour les amateurs. Moi, le provincial, j’étais tout intimidé à l’idée de courir dans ce « temple » du cyclisme sur piste, et au début je me suis fait un peu « tourner autour des oreilles ». J’avais d’ailleurs tellement la « pétoche » que je me suis mis à rouler, à rouler, pour chasser ce trop-plein d’émotions, et cela jusqu’au moment où j’ai cassé ma chaîne. Je me suis alors arrêté tout penaud, et, peu après, des coureurs parisiens m’ont révélé, une fois descendus du vélo : « Mais t’as pas vu ce qui se passait derrière toi ? Tout le monde était en file indienne ! » Ils m’ont alors présenté au mécano de l’endroit pour réparer ma chaîne : c’était un Normand comme moi, un « Manchot », Marcel Jamme. Et sur ces entrefaites est arrivé un type en costume. C’était Monsieur Livet. Je lui avais tapé dans l’œil visiblement. Une semaine après, j’étais engagé pour courir une américaine avec Georges Sérès. En 1952 et 1953 je courrai d’autres américaines, et avec des « clients » tels que Rick Van Steenbergen, Joseph Groussard, Roger Hassenforder… A ce sujet, j’aime me rappeler cette anecdote concernant le Grand « Rick ». Cela se passait au vélodrome de Colmar. J’étais tout à ma préparation lorsqu’est arrivé vers moi son mécano, qui me dit avec son fort accent flamand : « Viens avec moi... Rick, il veut voir ta face ! »
F.D.D.F. : « Alors comment êtes-vous venu au demi-fond ? »
Charles Bertrand : « Toujours la même démarche, celle qui m’a guidée toute ma vie, en autodidacte, seul, et sans l’aide matérielle du club.
Le « déclic » pour le demi-fond, il s’est produit lors des championnats régionaux sur piste qu’organisait l’U.V. Caen. C’était en 1961. Là, avec mes coéquipiers André Doguet, Pierre Dewilde et Michel Pierre nous avons remporté le titre régional de poursuite par équipes. Dans la foulée nous sommes partis disputer les championnats de France à Dijon. Nous n’avons pas démérité là-bas, puisque nous ne sommes fait « sortir » qu’en quart de finale, par l’A.C.B.B., qui ira jusqu’au bout du tournoi. Il y avait du demi-fond sur la piste ce jour-là. Et je me suis dit que tout ce qui pouvait se courir en régional sur un vélodrome, je l’avais gagné… J’ai songé que, finalement, j’avais fait le tour de toutes les spécialités. Sauf le demi-fond, que je n’avais jamais pratiqué. Il n’y avait que dans cette discipline que je n’avais pas gagné. Au retour, ma résolution était prise : « Il faut que je le fasse ! » »
F.D.D.F. : « Et vous vous êtes lancé comme ça ? »
Charles Bertrand : « Oui, je me suis jeté à l’eau, un peu comme un aventurier. Mais à Caen, il n’y avait rien : je partais de zéro. Et puis, je me suis un jour mis en rapport avec André Bellavoine, à qui j’ai parlé de mon projet. Jusque-là, je ne le connaissais que de réputation, car en course, il était le plus souvent « devant » et moi « derrière » comme dans la chanson de Brassens. J’avais besoin d’un vélo de stayer, lui seul en avait un. L’affaire n’a pas été longue à conclure : « Mon vélo, je ne te le vends pas, je te le prête ! » Je l’avais, mon vélo de stayer ! »

F.D.D.F. : « Mais la moto d’entraînement ? »
Charles Bertrand : « Là encore, improvisation totale, débrouillardise, système « D » : un copain m’avait bien prêté une vieille Terrot. Mais où trouver un pilote ? Je travaillais du lundi au samedi, de cinq heures du matin à seize heures le soir, en qualité de tourneur au Centre de Formation Professionnelle Accélérée pour Adultes, où j’avais un copain tôlier, François Lemarchand, qui avait les mêmes horaires que moi. Cette coïncidence a suffi à nous lancer dans l’aventure … Un peu plus tard, François nous dénichait un « monstre » une Indian, moto américaine de 1200 cc et onze chevaux, achetée d’occasion cinquante mille francs anciens ! Nous avons achevé de le « transformer » au Centre. Cet engin montait à 90 km/h en seconde ! Inutile de vous dire que l’on n’a jamais eu à passer la troisième ! Par contre, lorsqu’on aventurait l’Indian sur la route, le rouleau savait rappeler sa présence en inclinaison dans les virages… »
F.D.D.F. : « Le matériel c’est bien beau, mais l’équipement ? »
Charles Bertrand : « Pour l’entraîneur, une canadienne retournée a fait l’affaire. Enfin, presque … Quant à mon casque, je n’ai pas eu un gros investissement à faire : je n’ai eu qu’à le ramasser sur la route ! Lors d’une sortie d’entraînement, j’avais remarqué un vélomoteur qui venait en sens inverse, et qui en avait un, accroché sur son porte-bagages avec un sandow… un sandow sur les routes de l’époque ! Au retour, quand j’ai vu ce casque, abandonné dans l’herbe du bas-côté, je l’ai vite adopté. Même s’il était un peu grand pour moi… C’est de cette façon que j’ai complété ma « panoplie » de stayer »

F.D.D.F. : « Et la préparation s’est effectuée sur un mode tout aussi empirique ? »
Charles Bertrand : « Je me suis préparé comme pour les autres courses : entraînement sur la route, soit cinquante kilomètres le mardi, cent le jeudi, et le reste de la semaine le trajet à vélo domicile/travail. Et quand je le pouvais, un peu de piste sur le vélodrome de Caen Venoix. »
F.D.D.F. : « Vous vous êtes vite adapté au demi-fond ? »
Charles Bertrand : «Oui. En tant que coureur sur piste d’expérience, cette adaptation s’est faite tout naturellement. »
F.D.D.F. : « Vous allez nous évoquer maintenant l’aventure un peu folle de ce championnat de France 1963 »
Charles Bertrand : « Alors, nous allons remonter une année auparavant.
Lorsque je me suis estimé prêt, j’ai contacté Monsieur Livet, qui m’a alors orienté vers Victor Longue qui s’occupait du demi-fond à La Cipale. C’est lui qui m’a orienté vers le seul entraîneur alors disponible, Roger Godest. Comme moi, il était débutant, et faisait ses premiers pas dans la spécialité : jusqu’ici, il n’avait eu à piloter que des Derny. Nous fîmes nos premiers pas au championnat de France à Reims, où je fus éliminé en qualification pour quelques dixièmes de seconde. Le Président de la F.F.C., Louis Daugé, qui était présent ce jour-là, m’adressa à cette occasion quelques mots d’encouragement : « C’est dommage… Mais il faut insister, ne vous découragez pas ! »
L’année suivante, huit jours avant le championnat, mon club organisait une réunion de demi-fond disputée en trois manches. Cette première course véritable, accomplie derrière cet entraîneur tombé du ciel, me mit vraiment dans l’allure. Le dimanche d’après, je partais au volant de ma Renault Dauphine, à mes frais, sans aucune aide financière du club, en direction du Parc des Princes en compagnie de mon épouse Anik »
« Le Parc des Princes… Moi le coureur régional, je côtoyais ce jour-là dans les cagnas du Parc les Gaignard, Rousseau, Bouvet, pendant que sur la piste, Robert Varnajo remportait le titre des stayers professionnels, gagné à l’applaudimètre par Roger Hassenforder. Seul provincial parmi sept franciliens, dont six du même club, j’étais complètement perdu.

En plus, j’héritais de la pire des positions au départ, la huitième ! Très vite, je me suis retrouvé doublé par Tomassi, qui mènera longtemps la ronde. J’étais tellement dans ma bulle, tellement émotionné, que je ne m’apercevrai même pas du moment où il quittera la course. En fait, je ne m’occupais de rien d’autre que de mon effort, et je ne savais absolument rien de ma position, lorsque j’ai tout à coup entendu le public applaudir. Et j’ai eu de plus en plus l’impression au fil des tours que c’était vers moi que se dirigeaient leurs applaudissements. Moi, le régional perdu parmi tous ces coureurs parisiens, on m’encourageait comme si j’étais sur la piste de Caen Venoix ! J’étais donc en tête maintenant ? Et voilà qu’à huit tours de la fin, Godest se met à hurler dans ma direction : « Ca y est, tu es champion de France ! » Il n’aurait jamais dû me dire ça ! Car à partir de ce moment, j’ai eu les jambes comme coupées, et les quatre dernières entrées de virage du vélodrome du Parc m’ont parues interminables… J’ai bien cru ne jamais arriver au bout… Pourtant, quelques instants après, c’était bien moi qui grimpait vers la tribune officielle, sous les yeux, notamment, du maître de la spécialité, Victor Linart. J’y retrouvais mon épouse, une fois revêtu le maillot noir bleu blanc rouge … Une grande émotion m’a étreint… ce fut un instant merveilleux. Au point de vue matériel, les cinquante mille francs alloués au vainqueur ne pouvaient pas mieux tomber, je faisais alors construire ma maison ! Et j’avoue que sur le moment je ne me suis pas posé la question de savoir comment mon entraîneur serait rémunéré… »

F.D.D.F. : « Et après ce moment de gloire ? »
Charles Bertrand : « Nous avons fait une halte, au retour, à l’Hôtel de la Rotonde à Caen, chez le patron de l’U.V. Caen, pour « célébrer » le titre. Mais à six heures du matin le lendemain j’étais au boulot ! Le soir, j’aurais le plaisir de trouver dans ma boîte aux lettres le numéro d’Ouest-France évoquant ma victoire. Je n’y étais pourtant pas abonné, mais le quotidien avait eu cette délicate attention, et le porteur de journaux avait même ajouté un petit mot de félicitations sur le bandeau. Ce genre de chose fait vraiment plaisir. Puis j’ai obtenu dans la foulée quelques contrats sur piste, et une participation au Critérium des As de l’Avenir à Longchamp, ainsi que des courses derrière derny en Bretagne… »
F.D.D.F. : « La suite va être plus triste (c’est que je connais la fin … n.d.l.r.) »
Charles Bertrand : « Le championnat du Monde qui s’est disputé à Rocourt en Belgique peu de temps après aurait dû me mettre la puce à l’oreille quant à la tournure qu’allaient prendre les évènements l’année suivante… J’avais obtenu un congé exceptionnel de huit jours de mon employeur, que je comptais bien employer tout entier à ma préparation. Mais lorsque je suis arrivé sur place en Belgique, j’ai vite constaté qu’il n’y avait pas de motos d’entraînement pour moi, et qu’il m’était impossible de me préparer sérieusement. J’ai été alors voir « Toto » Gérardin, le responsable de la délégation française, qui, à grand-peine, a réussi à me trouver en tout et pour tout un créneau de dix minutes pour tourner dans le sillage de Lorenzetti. Et moi qui croyais m’entraîner à fond… Une brouille entre l’entraîneur et la Fédération paraît-il… Pour la course elle-même, on m’a attribué au tout dernier moment un entraîneur, un petit nouveau, le Néerlandais Bruno Walrave, qui fera son bout de chemin dans le demi-fond par la suite (et comment !)

On a fait ce qu’on a pu, c’est-à-dire qu’on n’a pas pu passer le cap de l’élimination, et L’Equipe n’a eu dans ces conditions aucun mal à titrer le lendemain : « Bertrand inexistant »… Toute cela n’augurait rien de bon pour la suite… »
F.D.D.F. : « Pour l’édition du championnat de France 1964 ? »
Charles Bertrand : « Oui. Pourtant, cette année-là, je marchais encore mieux, et j’étais bien décidé à défendre mon titre. Mais j’ai été éliminé dès les séries, que l’on disputait en solitaire sur des tours chronométrés (dix je crois me rappeler) Je n’ai pas compris ce qui s’est passé ce jour-là. Mon entraîneur n’accélérait pas, ne «répondait » pas, et j’étais dans l’impossibilité de communiquer de toutes façons pendant le trop bref laps de temps de cette manche qualificative. Et n’allez pas croire que j’étais allergique aux efforts brefs ou aux départs rapides, c’était tout le contraire ! Au club, combien de fois mes camarades soulignaient qu’en course je « partais comme une balle »… Encore aujourd’hui je n’ai pas compris ce qui s’est passé ce soir-là... mon entraîneur était comme « ailleurs »… André Livet a pensé quant à lui que j’ai été victime d’un coup fourré… Un peu plus tard, je me rendais à nouveau au « Parc », pour disputer, derrière l’entraîneur Lavalade cette fois, pour une course de qualification pour le championnat du Monde. Là, nous avons tourné, départ arrêté, en 30 minutes aux quarante kilomètres, ce que situait tout de même ma condition du moment ! Cette séquence avait été tellement intense que j’avais encore mal aux mâchoires le lendemain au travail ! Puis j’ai encore été courir au vélodrome de Reims, où j’ai terminé quatrième derrière les Giscos, Maréchal, Salmon… Et c’est à mon retour à la maison que je vais trouver dans ma boite aux lettres un courrier m’informant que j’étais convoqué pour disputer le championnat du Monde au Parc des Princes ! Du coup, me voici reprenant la route, armé de la lettre de la Fédé, en direction cette fois de La Cipale. Et c’est pour y retrouver un Gérardin tout surpris de me voir là : « Tiens, te v’là, t’es en vacances ? » me dit-il. Je lui présente alors ma lettre : il la regarde du bout des yeux et me dit : « Je ne suis pas au courant. J’ai rien pour toi ! » Nouveau retour à la maison, tout à fait dépité cette fois. Et c’est à ce moment que je vais croiser dans la rue deux plâtriers qui, en me voyant, s’interpellent : « Laisse passer notre champion du Monde ! »… La honte m’a alors envahie… un coup terrible pour moi… Au point que je suis resté sans sortir de la maison pendant quatre journées entières ! »
« Et comme si ce n’était pas déjà assez, en parcourant "L’Equipe" du jeudi, j’ai découvert mon nom sur la liste des participants… au championnat du Monde ! Ma carrière s’est achevée là. Je n’étais plus coureur. Dommage, car je « marchais » mieux que lors de l’année de mon titre. En fait, je pense que j’ai décroché la timbale trop vite. Et puis, il ne faut pas oublier que j’étais le provincial, venu de nulle part … »
F.D.D.F. : « Il y a une vie après le demi-fond, et vous allez le prouver »
Charles Bertrand : « Avec mon ami Joseph Bourdon - ancien coureur lui aussi à l’U.V.C. - on avait pris l’habitude de faire de fameux rallyes sur les routes avec sa Panhard PL 17, pour nous rendre au départ - ou pour revenir - des courses cyclistes. Lui au volant, moi à la carte, le soir du retour du championnat de France de Reims, je lui avais dit : « C’est dangereux ces conneries là, tu ne crois pas qu’à ce compte-là on ferait mieux de faire des rallyes tous les deux ? »
Après le « coup » du championnat du Monde 1964, on a concrétisé ce projet, et je suis reparti pour une nouvelle aventure… qui nous a vu, de 1965 à 1975, gagner ensemble, sur R8 Gordini 1100 ou Alpine Berlinette 1300 et 1600, tout ce qui pouvait ressembler à un rallye automobile sur une ligne La Baule / Le Touquet !

On a vécu des moments épiques et intenses, tels ces rallyes de la Côte Fleurie (trois ou quatre victoires au compteur, je ne sais plus), celui du Touquet, à la lutte avec les Jean-Luc Thérier, Jean Vinatier, Philippe Farjeon, ou encore cet hallucinant Rallye du Portugal où mon coéquipier m’a vraiment bluffé par ses capacités de mémorisation des parcours tout à fait hors-normes »
Charles Bertrand, la modestie faite homme, a vécu le sport en autodidacte, avec la passion et la curiosité sans cesse chevillées au corps. Il se demande sincèrement si son histoire est bien de nature à intéresser le public, et m’a rappelé autant de fois que possible sa condition de « petit » coureur, tout en m’interrogeant sur la nécessité de la publier. Car il est persuadé que son parcours ne présente rien de bien extraordinaire.
J’espère vous avoir convaincus du contraire.

Clerambosq cedric (visiteur) · 6 avril 2020
Bonsoir
Petit fils de Camille Clerambosq,
J’ai eu la chance de rencontrer à plusieurs reprises Charles notamment lors de l’exposition sur Camille en 2011 a St Aubin sur mer .
Merci pour ce bel interview de Charles .
Les récits de Charles nous ont replongé sur toute une époque et notamment des personnes que j'ai pu croiser et apprécier, Marcel Jamme, Roger Aveneau, travailleurs de l'ombre et passionnés, ils ont fait vivre tous les 2 vélodromes de Saint-Lô et Caen pendant plusieurs générations.