1934 : UN BORDEAUX – PARIS SOUS LE MEME SOLEIL
« Je crois bien que j’ai eu peur… »
L’ homme qui vient de s’exprimer ainsi n’est pourtant pas de ceux que l’on peut impressionner facilement… Titulaire de la Croix de Guerre, avec deux citations, pour avoir un jour de Février 1916 sauvé la vie de son capitaine au Fort de Vaux, blessé par une balle de mitrailleuse en Octobre 1917… Comme on dit, « il en a vu d’autres » Francis Pélissier…
Mais en ce Jeudi 10 Mai 1934 (jour de l’Ascension, quel symbole !), il regarde, de la voiture suiveuse, trois flèches vertes fusant à soixante-quinze kilomètres à l'heure dans l'aube incertaine, happées par des centaures de cuir et de métal... Et là, il se demande si cette fois, eh bien, il n’a pas poussé le bouchon un peu trop loin… Car sur ce Bordeaux-Paris, le quarantième du nom, l’homme joue gros…
L’an dernier, il a fait triompher un néophyte, Fernand Mithouard, et sa réussite a médusé le microcosme cycliste et le grand public. Et voilà qu’aujourd’hui, il se retrouve piégé par la provocation d’un quotidien du soir (non identifié à ce jour malgré toutes nos recherches - n.d. Stayer France) , qui, sur six colonnes, comme pour « le mettre en boîte », a reproduit une supposée interview dans laquelle il est censé avoir annoncé : « A cent kilomètres du départ, j’aurai dix minutes d’avance… » Panache ou esbrouffe ?
Dès lors, dos au mur, il a choisi la surenchère, et proclame désormais à qui veut bien l’entendre, façon de ne pas perdre la face : « Mes trois hommes seront seuls en tête avec dix minutes d’avance à cent kilomètres de Bordeaux ! »…
Ses trois hommes ? Deux bons coureurs et un "jeunot", qui n’ont pas vraiment les faveurs des pronostics… L’un, Fernand Mithouard est pourtant le vainqueur sortant… Mais en condition imparfaite du fait des effets d’une récente suspension, a-t-il le profil de cette "opération commando" que projette "le Grand" ? L’autre, Jules Merviel n’a rien fait de probant depuis sa victoire dans Paris-Tours en 1933, et a intégré en début d’année l’équipe de Francis Pélissier pour « se refaire la cerise » comme on dit… Quant au troisième larron, Jean Noret, qui oserait parier un kopek sur lui ? Il est néo-pro de l’année, et ce n’est pas sa récente victoire dans un Paris-Caen remporté au forceps qui pourrait lui conférer un statut de favori… Eh oui, le piège vient de se refermer sur Francis Pélissier…
Il faut dire qu’il y a pris comme un malin plaisir, « Le Grand ». Et puis, comment ne pourrait-il pas s’emballer un peu lorsqu’il s’agit de Bordeaux - Paris ? C’est SA course. Il la vénère. Absolument.
D’ abord, il a contribué puissamment à sa légende, autant par ses deux victoires en 1919 et 1922, que par ses défaites mémorables, chacunes empreintées de son panache et de sa superbe… Et puis, il y a eu cette brève "retraite" en 1929, le temps de se lancer dans l’élevage de poules… "Retraite" qui préparait un come-back fracassant : 1930 est la dernière édition courue derrière entraîneurs humains. Et lui, le néo - retraité rangé des vélos, il enflamme la course, loupant la victoire d’un souffle, suite à un imbroglio lourd de conséquences.
Un Imbroglio ou un coup fourré ? Quand on connaît la « grande gueule » des frères Pélissier, et les inimités durables qu’ils ont sû se créer tout au long de leur carrière, l’hypothèse n’est pas farfelue… Ce manque d'empathie, cette vindicte post-mortem se perpétue encore de nos jours : remarquez comme les plumitifs du vélo ne sont pas avares de fiel lorsqu'il s'agit d'évoquer la mémoire des Frères Pélissier. Vous observerez que ce sont souvent les mêmes qui se répandent en louanges boursouflées et attendries lorsqu'il s'agit d'évoquer la mémoire d'un Jacques Goddet ou d'un Henri Desgrange par exemple.
Voici les faits, pitoyables et tragiques : à l'entrée du vélodrome, un quidam le retient par la selle au moment du changement de vélo, changement qu’il avait choisi d’escamoter, se sachant moins " vite" que son compagnon de fugue, le champion du Monde Georges Ronsse. L'effet de surprise escompté est mort... « La plus affreuse déception de ma carrière… » confessera- t-il des années plus tard…
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L’année suivante, il « remet ça », mais le mode d’entraînement a alors changé : plus d’entraîneurs humains, mais des motos dites « commerciales »… Avec son élève Léon Le Calvez, ils « mettent le feu » à la course, pour empêcher le retour du champion belge Georges Ronsse, stoppé par une crevaison… Mais lorsqu’ils arrivent en trombe à Orléans une surprise saumâtre les attend : leurs entraîneurs, qui ne les attendaient pas si tôt, sont aux abonnés absents ! Et pour cause : les deux compères ont, chemin faisant, pulvérisé tous les horaires de passage prévus ! C’est la catastrophe… Ecoeuré, Francis Pélissier se retire. En 1932, seule une grippe tenace l’amène à déclarer forfait quarante-huit heures avant le départ. Il a désormais trente-huit ans révolus… Et l’heure de la retraite - la vraie, cette fois - a bel et bien sonné….
Et pourtant, en 1933, voici que « Le Grand » repique au truc… Mais en qualité de directeur sportif cette fois ! Et pour des débuts, il se commet dans le tonitruant, le grandiose, en faisant triompher un parfait inconnu, Fernand Mithouard, tout en régalant la galerie d’un « Show Pélissier » tout au long du parcours : départ « à fond les manettes »… acrobaties sur le marchepied de la voiture suiveuse… passage en marche de celle-ci à la camionnette-atelier-ravitaillement… rétablissement plein d’audace sur cette dernière…
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ravitaillement du coureur à l’épuisette… pantomime, exhortations, coups de gueule… Les coureurs, les suiveurs, le public en restent médusés.
Mais pour cette édition 1934, qui va se courir de bout en bout derrière moto commerciale (c’est une première), l’effet de surprise ne peut plus jouer. Les « ficelles » de Francis sont tombées, pour ainsi dire, dans le « domaine public »
Sa recette véritable, plus qu’une « potion magique » (qui ferait aujourd’hui sourire les apprentis–sorciers du dopage des années 90 et 2000), c’est en fait le conditionnement moral intense du coureur. Pour Francis Pélissier, le coureur dont il a la charge doit penser, manger, s’entraîner, dormir, communiquer Bordeaux-Paris. Il regroupe pour ce faire ses poulains dans son séminaire de Montalet-sous-Bois, dans les Yvelines, (alors département de la Seine), les surveille, les chouchoute, les conditionne, bref, les place en situation idéale. Pour le reste, il faut faire la part de « l’intox » vis-à-vis de ses confrères, de ses adversaires et du public.
Alors, c’est sûr, lorsque Francis Pélissier a vu ce 10 Mai 1934 le jour se lever sur l’agglomération bordelaise, son cœur a battu un peu plus fort que d’ordinaire, car lui seul connaît le degré de témérité de son entreprise, et ce dans la course qu’il chérit le plus au monde.
Quatre heures trente du matin. L'inamovible starter Maurice Martin, et sa barbe auguste donnent pour la quarantième fois le départ à la course. Au milieu d’une foule de courageux lève-tôt,
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les équipages quittent les Allées de Tourny, et se dirigent vers les Quatre Pavillons. Juste avant que le convoi ne s’ébranle, Francis Pélissier a dispensé ses dernières recommandations.
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Après les dix-sept kilomètres de neutralisation nécessaires pour dépasser l’agglomération bordelaise et ses embarras, (les équipages entraîneurs-coureurs ne devant pas quitter la position qui leur a été attribuée au sein de la file), le vrai départ est donné.
Nous sommes non loin de Libourne… Il est cinq heures neuf minutes… Pour la première fois depuis que l’épreuve existe, les coureurs vont rejoindre Paris dans l’espace d’une seule et même journée... Bordeaux-Paris sera couru cette fois sous un même soleil !
Retour en arrière …
Francis a convoyé lui-même en voiture jusqu’à Bordeaux ses trois "boys", et dès le mardi soir, toute la bande est sur place… Comme d’habitude, Francis s’est arrêté à l’ Hôtel du Lion d’ Or à Barbezieux. Là, le patron leur remet à leur arrivée le livre d’or de l’établissement à signer. Le premier, Francis Pélissier appose sa signature : « un ancien vainqueur de Bordeaux-Paris ». Fernand Mithouard enchaîne en paraphant : « le dernier vainqueur de Bordeaux-Paris »… Vient le tour de Jean Noret, qui prend la plume et demande à son mentor : « Et moi, qu’est-ce que je dois écrire ? » Et, sans l’ombre d’une hésitation, Francis Pélissier, répond, comme si la chose allait de soi : « Toi ? Tu signes : le prochain vainqueur de Bordeaux-Paris ! »…
Des années plus tard, Jean Noret avouera : « Je n’ai pas eu l’impression que Francis plaisantait ce jour-là, et j’ai suivi son conseil, comme s’il était logique. Ce diable d’homme vous donnait une confiance extraordinaire. J’étais sûr, dès ce moment, de gagner Bordeaux-Paris »…
Bientôt, « le Grand » va se confesser auprès de ses trois coureurs de sa surenchère (le coup des dix minutes d’avance au bout des cent kilomètres) :
- « Vous pouvez le faire, les gars ? Dites-moi simplement oui ou non.»
- « Tu commandes, Francis », lui répond-on.
- « Parfait ! Alors, attaquez dès le départ. Et à fond ! » s’exclame Francis.
Dès lors, il couche sa troupe. Secondé par son ami, l’ex champion de France Achille Souchard, il passe une partie de la nuit au garage. Là, on sort le grand jeu : roue à 24 rayons, pneus en soie (mon oeil…), chaîne à bloc ( à double rouleau)… et le bon vieux 24 x 6 (8 m 54 de développement - une folie à l’époque !) avec pignon fixe, qui avait si bien réussi à Fernand Mithouard l’année précédente !
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5 h 09 – Route de Libourne.
Dans le bruit assourdissant des échappements libres, abondé par le jeu des des trompes et sirènes et saturé par le roulement strident du sifflet des entraîneurs, trois coureurs au maillot vert-amande se détachent illico : ce sont les « Pélissier's boys ». Ils sont partis à fond, et comment !!! Seul le Français Jean Maréchal arrive un temps à suivre le trio…
Le Belge Van Rysselberghe, vainqueur de l’édition 1931, n’a rien trouvé de plus pressant que de vouloir satisfaire un besoin du même ordre… Il va le regretter amèrement… Soixante-cinq kilomètres à l’heure au compteur : pour un départ « à la biscotte », un départ « à la Pélissier », c’en est un !!!
Fernand Mithouard mène tel un taureau furieux la sarabande, suivi de ses deux compères lovés dans l'abri prodigué par leurs entraîneurs « cuir–assés ». Jean Maréchal, qui a tenté de suivre, n’a pas été long à « sauter » : une crevaison plus tard, et il ne reverra plus du vert amande qu’à Paris ...
Et les autres, me direz-vous ?… Au bout de trente kilomètres, voici Gabard qui pointe à une minute des trois dynamiteurs, Moineau à une minute trente, Maréchal et Louviot à deux minutes, Léon Level à trois, et le reste de la troupe au diable-vauvert.
Première heure de course : 57 kilomètres 400 ont été abattus !!! Et Francis Pélissier qui ordonne à son commando d’accélérer encore ! L’ entreprise prend une tournure surréaliste… « Je crois bien que j’ai eu peur … » Où vas-tu donc, Francis ?…
Derrière, c’est la débandade… Les « as » belges Frans Bonduel et Romain Gijssels sont « dans les cordes »… Le départ des kamikazes français leur est resté sur l’estomac. Seul Romain Gijssels aura tantôt une admirable réaction, et relèvera la tête… Mais pour l'instant, il broie du noir en même temps que les kilomètres, maudissant à chaque coup de pédale cette entame hallucinée.
Pendant ce temps, Fernand Mithouard, littéralement transcendé, continue de mener la danse, et pousse toujours, soixante-quinze kilomètres à l'heure au compteur de la Terrot ! (et dire qu'elle plafonne à quatre-vingt-dix chrono maximum !).
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A Chevanceaux, au kilomètre 72 ; Merviel perd contact avec Noret, qui, à son tour, se retrouve un temps distancé. En cause, le train proprement insensé imposé par Mithouard. A Angoulême, au kilomètre 127, Fernand Mithouard et Jean Noret, qui a entretemps recollé, ont trente-cinq secondes d’avance sur…. Merviel. Derrière, c’est la débâcle : sept minutes de débours pour Maréchal, talonné par Moineau, l'amoureux-fou de Bordeaux-Paris, qui, cinq jours avant, dans le cadre de sa préparation, s'était offert le rallye Arcachon-Angoulême et retour dans le sillage de la moto de Rody Lohmann, et Gabard. Romain Gijssels ? Il est à plus de huit minutes !… Les autres ? Quels autres ? Ils sont encore plus loin !
Quand à Jean Noret, il est tout bonnement impressionnant ! Après trois heures de course, ce sont cent soixante-cinq kilomètres, qui ont été littéralement "avalés" !
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Mais sur le coup des huit heures apparaissent pourtant pour nos aventuriers les premiers signes d’inquiétude… Certes, après Ruffec, Noret s'est détaché irrésistiblement. Mais du côté de Fernand Mithouard, on commence à donner sérieusement de la bande. Et avant Couhé-Verac (200è km), Noret se retrouve seul à tailler la route pour le compte des " Francis Pélissier Hutchinson ".
Du coup, un rien dégrisé, Francis entre en gamberge, et prie l’entraîneur Thomann de « freiner » un peu Noret… Le Beauceron attend qu'il s'éloigne pour, en douce, crier à son pacemaker : « Allez, allez, plus vite ! »…
Et « Julou » Merviel, le troisième kamikaze du "commando Pélissier", que devient-il ? Eh bien, il est en train d'encaisser un fameux coup de buis, et émarge à 2’ 45’’ de la tête désormais. Mais ce n'est encore rien. Car peu avant Poitiers, (km 235), il en aura huit de plus dans sa musette ! En même temps, sur la route de Châtellerault, Fernand Mithouard est en train de « prendre cher », et ne compte maintenant plus les minutes qu’il laisse filer sur son coéquipier Noret… Le deuxième étage de la "fusée Pélissier" a explosé en plein vol. Pendant ce temps, Gijssels est remonté de la huitième à la quatrième place. Il brûle littéralement la route au cul de la Terrot pétaradante, et à Châtellerault (km 268) il pointe désormais au troisième rang !
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Au km 339, à Tours, le lauréat de l’édition 1933 est à plus de seize minutes ! Et Romain Gijssels n’est plus très loin de lui désormais, à deux minutes et des poussières.
Du côté de Noret, son parcours n’a rien du fleuve tranquille : d’abord, il a évité de peu la chute, lorsqu’un chien a traversé la route juste devant son entraîneur, puis, sur les bords de la Loire, il s’est retrouvé seul pendant une vingtaine de kilomètres, son entraîneur Colombatto ayant chuté deux fois, percutant un mur, et l’autre, Thomann, s’étant brûlé les yeux en voulant ravitailler en essence sa moto tout en roulant !
Et Francis Pélissier de penser maintenant que son formidable coup d’esbrouffe pourrait maintenant prendre une vilaine tournure, et tourner très vite à sa totale confusion… Car Fernand Mithouard est « rincé » maintenant. Quant à Merviel, il est en perdition à vingt-deux minutes et plus, et il compte maintenant les coureurs qui le dépassent. Ses victimes matinales, le toisent au passage d’un œil mauvais, et se réjouissent férocement de le voir payer son départ dément façon boomerang. Complètement déprimé par la monotonie des bords de Loire, "Julou", laminé, a épuisé son capital moral... il va bientôt abandonner. Plus tard, ce sera le tour du brave Mithouard, qui, à bout de forces, met la flèche a à Meung-sur-Loire. En dépassant "Mithou" exsangue, Francis a du mal à cacher son dépit, et un muet reproche vis-à-vis de son coureur défaillant peut se lire dans ses yeux. « Je crois bien que j’ai eu peur … »
Pendant ce temps-là, il y en a pourtant un qui ne s'en fait pas le moins du monde, c'est bien "le bleu", Jean Noret. Confiant dans l'omniscience de son directeur sportif, il a attendu sereinement – pendant une vingtaine de kilomètres ! - le retour de ses entraîneurs, aussi patiemment que s'il avait guetté l'arrivée du prochain train sur un quai de gare. Mais Francis Pélissier un brin fébrile lui a dépêché les pacemakers de Merviel pour le dépanner. Deux bolides hurlants dépassent à tombeau ouvert les concurrents éparpillés le long de la Loire… Quand ils rejoignent enfin Noret, celui-ci reprend illico, comme si rien ne s'était passé, sa besogne de forcené du rouleau.
Beaugency. Romain Gijssels, auteur d'un fameux rapproché, pointe désormais à la deuxième place. Mais Jean Noret caracole toujours loin devant et ne laisse apparaître aucun signe de lassitude ! A Orléans, (kilomètre 455), il compte 19’35’’ d’avance sur le Belge.
« 19'35". Et après tout, si ce Jean Noret était capable d’aller jusqu’au bout ? » s’interroge Francis en approchant d' Etampes. « Il a l’air si facile… » C'est vrai qu'il enroule puissamment, le puissant beauceron, sans désemparer. Il se dégage de sa pédalée une impression de force ramassée et de souplesse qui inspire la confiance. Mais… Mais comment va-t-il passer la Vallée de Chevreuse et ses côtes redoutables ? L’an dernier, Fernand Mithouard y avait subi une défaillance, et une fameuse, de celle qui compte dans l’existence d’un coureur.
Plus tard, beaucoup plus tard, Francis Pélissier confessera : « Jean Noret ne demandait rien… J’aurais bien aimé qu’il me demande quelque chose… Il a fait toute la course à l’eau sucrée. Avec pour être franc, deux ou trois lampées de Cognac «Trois Etoiles » » (Tu parles, Charles, quatre ou cinq litres de Porto selon Jean Noret, dans une interview accordée en 1955, et j'imagine que le Porto devait être un peu "allongé" ... )
Des nouvelles de l’arrière ? Romain Gijssels, l’as belge, le vainqueur de l’édition 1932, deuxième en 1931 et 1933, a atteint le zénith de sa trajectoire. Il vient d'apprendre, coup de massue supplémentaire, que l'infernal Noret est maintenant reparti de plus belle, et que son avance, un temps un peu entamée, ne cesse depuis de s'accroître !
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Les pavés d'Orléans auront achevé de le décourager lorsque le Français Julien Moineau le déposera au sortir de la ville. Encore quelques kilomètres inutiles, et le brave Romain renoncera.
Quant aux "crack" Frans Bonduel et au vainqueur de 1931, Van Rijsselberghe, il y a longtemps qu’ils ont « bâché » ! Sale journée pour les Belges, décidemment ! La Vallée de Chevreuse approche. Voici Etampes et son interminable traversée en affreux pavés.
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A l’amorce de la côte en sortie de ville, c'est "changement de vélo obligatoire". Jean Noret interrompt à cette occasion son récital, et, tranquille comme Baptiste, descend de bicyclette. Francis surgit derechef, tel un diable sortant d’une boîte, pour lui remettre le précieux talisman : son "vélo spécial-côte" Henri, le glorieux frère aîné, récupère de son côté le « vélo de papier », « spécial Bordeaux-Paris ».
Et Jean Noret, le néophyte, le quasi-inconnu, de reprendre de plus belle son incroyable chevauchée, rayonnant de facilité et de santé.
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Il escamote en force les côtes de la Vallée de Chevreuse.
Il se permettra même, par jeu, de tirer la langue aux photographes, tout en roulant à plus de cinquante à l’heure !
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On approche de Paris. Cette année, on ne grimpera pas Picardie et sa côte fameuse.
Jusqu'ici, vous en conviendrez, le "Pélissier circus" n'a pas été chiche sur le spectacle. Pourtant, Francis Pélissier va s’autoriser un suprême cabotinage. Comme si la démonstration de son poulain n’était pas assez confondante, voilà qu’il lui impose un arrêt à la porte du vélodrome. Et là, il décide que c'est l'heure de procéder à... un brin de toilette ! Le grand jeu, la touche de frime : un petit coup de gant sur le visage, un coup de peigne, et que je te passe un maillot propre, et que je te fais enfourcher un engin flambant neuf ! " Messieurs les photographes, à vous de jouer, maintenant ! "
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Aux observateurs incrédules devant l’état de fraîcheur du vainqueur, celui que l’on va désormais affubler du surnom de « Sorcier » conclut en forme de provocation, comme un ultime pied de nez à sa frayeur matinale (rappelez-vous : "je crois bien que j’ai eu peur…") : « L’ explication ? La voilà ! Autrefois, on demeurait dix-huit ou vingt heures en selle. Cette fois, Noret n’est resté que douze heures et demie sur son vélo ? Ce qui compte le plus, c’est le temps de selle ! » Ben voyons…
Et Jean Noret ? Eh bien, il ne retrouvera plus jamais un jour de grâce tel que celui qu’il connût sur la route de Bordeaux à Paris en ce dix Mai 1934. Il s’y recollera, pourtant, au "Derby de la Route", en 1935, en 1936 et en 1937. Mais à chaque fois sans succès.
La légende du « Bordeaux-Paris qui tue le coureur qui l’a gagné » est en train de naître… Mais qu’importe ! Jean Noret a laissé en ce dix Mai 1934 une empreinte indélébile dans la saga de Bordeaux-Paris, et marqué l’histoire du cyclisme tout court, par un exploit athlétique d’anthologie.
EPILOGUE :
Ce jeudi 10 Mai 1934, trois flèches vertes, après avoir déchiré l'aurore, ont consumé, fusées de chair, cuir et métal mêlés, cinq-cents-soixante et onze kilomètres d’ éternité.
A Jean Noret, Fernand Mithouard, Jules Merviel, Francis Pélissier, la légende des cycles reconnaissante…
« Je crois bien que j’ai eu peur … »
Patrick Police - 12 Janvier 2011
Merci à Mr Paul Miellot pour sa collaboration sans prix. Si seulement de là-haut il pouvait lire ces quelques lignes...
CLASSEMENT :
1er Jean Noret (FRA) / entr. Thomann; Colombatto puis Massal et Lallier - équipe F. Pélissier-Hutchinson - (maillot vert amande) - cycles Francis Pélissier - les 571 kms en 12h 29’27’’ (moyenne : 45,713 km/h)
2ème Raymond Louviot (FRA) / entr. Siterre frères - équipe Génial Lucifer Hutchinson - (maillot rouge et blanc) - cycles Génial Lucifer à 19’13’’
3ème Julien Moineau (FRA) / entr. Paillard; Lohmann - équipe France Sport Wolber - (maillot Bleu bande blanche) - cycles France Sport à 31’53’’
4ème Albert Gabard (FRA) / entr. Roudy; Adrien - équipe Delangle Wolber – (maillot Bleu et blanc) - cycles Delangle à 1 h 28’ 33’’
5ème Léon Level (FRA) / entr. Lavalade; Roux - équipe Génial Lucifer Hutchinson - (maillot rouge et blanc)
cycles Génial Lucifer à 1 h 50’ 53’’
6è Jean Maréchal (FRA) / Joly; Van Ceulen - équipe Génial Lucifer Hutchinson- (maillot rouge et blanc) - cycles Génial Lucifer à 2 h 33’’
Abandons : Romain Gijssels (entr. Moreau; Berghe); Frans Bonduel (entr. Wynsdau; Fritsker); Bernard Van Rijssselberghe (entr. Meunier; Delage) (BEL), - tous équipe Dilecta Wolber (maillot or et bleu) – Fernand Mithouard (entr. Groslimond; Caumont); Merviel (entr. Lallier; Massal) (FRA) - tous deux équipe F. Pélissier-Hutchinson
Sources : Le Miroir des Sports; Paris-Soir; L'Auto; L'Intransigeant.
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Commentaires
Limousin Jean-Pierre (visiteur) · 27 janvier 2017
avec une plume si légère, comment ne pas s'envoler avec le récit ? Noret est arrivé... et moi je plane encore !
PACER DECISIF, BLOGMESTRE ET ACCESSOIREMENT MAITRE DU MONDE Limousin Jean-Pierre · 27 janvier 2017
Merci ... C'était vraiment une journée exceptionnelle à vivre je crois
jean-Louis (visiteur) · 28 mai 2015
Quelle épopée ! Et racontée dans le plus pur style d'Homère revisité par le souffle de Barker d'Isy ! C'est ainsi que le vélo a bâti sa Légende... merci pour ce morceau d'anthologie.
PACER DECISIF, BLOGMESTRE ET ACCESSOIREMENT MAITRE DU MONDE jean-Louis · 28 mai 2015
Alors là merci ... votre compliment me touche. En plus c'est l'article qui me tient le plus à c?ur, celui où j'ai mis le plus de passion au point qu'à force de le relire j'ai l'impression d"avoir suivi la course ce jour-là ... .