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STAYER FRANCE  :  100 % demi-fond et derny - depuis 2005 au service du demi-fond et du derny

STAYER FRANCE : 100 % demi-fond et derny - depuis 2005 au service du demi-fond et du derny

STAYER FRANCE ex-STAYER FR est le blog du demi-fond et de l'association FRANCE DEMI-FOND. adresse mèl : fddf@dbmail.com page Facebook : @VANWOORDEN21

Publié le par Oscar de Ramassage
Publié dans : #SUR LA ROUTE DES GEANTS BORDEAUX-PARIS

 

RENDEZ-VOUS DANS 10 MINUTES

AU PETIT VIRAGE.

 

Gustave Ganay avec Ernest Pasquier

 

Vélodrome du Parc des Princes, Paris, Dimanche 22 Août 1926.

Le Prix Albert Champion, disputé sur 50 kilomètres, vient de s'achever. Une deuxième manche de 20 km, le Prix Georges Leander, va bientôt commencer.

 

...........

_ " Dis " Mon  Révérend " (*) tu crois pas que je vais me laisser chambrrrer  une fois encore par "le Sioux" (**) non ? Alors, cette fois-ci on met toute la gomme, et dès le départ ! Cette seconde manche, je la gagnerai, ou il me passera sur le corps ! Et il devra tirer fort sur   sa pipette à cherry le champion du Monde, s'il veut me suivre…   "

 

_ " Gustave, laisse filer... Qu'est-ce que ça peut te faire que Linart te prenne cette manche ? On n'est plus à Turin, au championnat du Monde. Ce jour-là, tu lui as montré ce que valait "La Couleuvre" (***). Rappelles-toi, elle a bien failli lui rester en travers de la gorge d'ailleurs" La Couleuvre",  il s'en est pas fallu de beaucoup ! Si au tirage au sort tu avais tiré la première position, c'est lui qui te courait derrière une heure et demie durant, sans pouvoir te passer !  

Et il y a 15 jours, à Buffalo,  comment tu l'as mis derrière, alors que dans les derniers tours le rouleau de ma moto se faisait la malle… Il en était bouche bée. Tu te rends compte, lui, le Grand Linart,   il  t'a tiré son chapeau ce jour-là… Alors  Gustave, j'insiste… Tu as l'entrejambe "en vrac".  Tout à l'heure au quartier des coureurs en voyant tes plaies, j'ai manqué d'aller au refile… Est-ce que tu t'es vu pendant la première manche ? Tu pédalais raide comme la justice, les bras en bois, noués-tendus, le cul au-dessus de la selle… Tu me l'as dit toi-même depuis qu'on est revenu d'Amsterdam Jeudi soir que tu dérouillais trop, que tu pouvais même plus peser sur le cuir du bec de selle. Tu parlais même d'annuler ton contrat au Parc…"

 

_ " … Mmh… Jamais. Jamais, " Mon Révérend"  ! Ce maillot bleu-blanc-rouge, je me suis un peu levé le maffre pour l'avoir... Et maintenant que je le tiens, je le serre bien fort contre mon coeur, et je me régale. Le coffre-fort est enfin ouvert, tu comprends ? Finie la mouise, je prends tout ce que je peux prendre! Pas question de laisser passer mon tour, c'est maintenant à moi de me goinfrer ! Et puis vous autres, au Nord, vous oubliez toujours que j'ai toute La Joliette qui compte sur moi. Tè vé, dis, tu vois les nistouns  découvrant Lundi dans le Petit Marseillais que l'enfant chéri du   Quartier de La Major s'est défilé au nez des Parisiens ? Là, pour arriver jusqu'à ma porte,  rue de l'Evêché, j'aurai intérêt à me faire invisible, tu peux me croire ! "

 

_ " Mais Gustave tu ne peux même pas poser tes fesses sur la selle !  Et je préfère ne pas savoir ce que tu prends pour arriver à tenir le coup. Alors dis moi : qu'est-ce que donc que ça te coûte de laisser ton tour à Linart ?

Victor Linart et Arthur Pasquier

C'est un garçon franc comme l'or, un "gros cœur" en plus, tu le sais bien…"

 

_ " Et alors ? On voit bien qu'on n'est pas passés par les mêmes chemins, toi et moi... Oublies pas que j'étais encore électricien à l'Alcazar avant de tout plaquer quand j'ai débarqué à Paris il y a trois ans pour faire le "steillièrre".  Ça a été dur Ernest, très dur, et tu peux pas t'imaginer à quel point... Moi, Gustave Ganay, le premier dans mon pays, le vainqueur de Marseille-Lyon, le champion routier qui avait tout gagné sous le Rhône, je me suis retrouvé à trente ans à devoir  faire mes classes avec des bras cassés.   Et  quand ma valeur enfin reconnue, on me permet de jouer avec les grands, c'est pour perdre sur crevaisons un championnat de France "tout cuit", emballé, pesé, livré !  

A peine digérée la pilule, voilà qu'il me faut encaisser les rosseries de Naso, un "pays" pourtant, qui me "met dedans" pour mon premier championnat du Monde, à New Brighton. C'était la première fois qu'on attribuait un maillot arc-en-ciel pour les  stayers, tu te rends compte ? Là-bas, c'est le rouleau de la moto qui prend la poudre d'escampette lors de l'éliminatoire à six tours de la fin, alors que c'était "dans la poche", merci Naso ! Un mois après, pour la finale à Paris, le même qui m'oublie carrément au départ, merci encore  !  Et quand je me sépare enfin de ce pélandron, c'est pour voir  l'huissier qu'il m'a envoyé  saisir mes cachets lors de ma première course avec toi : rupture abusive de contrat (3 ans, la vache !) ! Lui qui m'avait saboté toutes mes courses ! Tout ça pour au final me faire ruiner au procès de 6 000 francs de dommages-intérêt,  plus les dépens ! … "

" … De ce jour, j'ai décidé que personne ne   me charrierait plus. Jamais.

Tu me demandes souvent  Ernest  pourquoi je fais toujours la gueule, moi le méridional, l'enfant    de Marseille et du soleil ? Eh bé, la voilà la cause, c'est de ce jour-là ! Cherche donc maintenant une photo où je souris, tu trouveras pas ! Mon sourire, il est parti pour toujours avec ces 6 000 francs, le jour du procès... Et puis ce maillot de champion du Monde, c'était un peu le coup de ma vie non ? Tu penses pas qu'il m'aurait  mieux été qu'au père Vanderstuyft, que j'ai toujours "oublié" quand je l'ai voulu sur la piste ? "

" Et puis dis, tu as vu dans l'Auto comment ils m'appellent maintenant ? Le " Quatrième Mousquetaire" (****) ! Les fadas ! Mais dis-toi bien qu'avant d'en arriver là, il a fallu que je me  miiinge d'abord de  la chasse aux records, à faire le zouave à Miramas à 125 à l'heure, avant de m'embarquer chez les Américains  tourner les pattes comme un écureuil en cage des mois durant, derrière les Indian avec le rouleau à 20 centimètres (!) et le pacemak'-grillage déguisé en  golfeur.  Là-bas, j'ai laissé de la viande sur le bois, deux saisons de suite, avec, à chaque course, la trouille  de me voir balancé par les yankees en combine et, une fois descendu de vélo, celle de m'escagasser avec le manager qui ne comprenait plus le français au moment   où tu passais à la caisse... "

_ " Mais moi je ne te parle pas d'hier Gustave ! Je te parle de tout à l'heure, quand il te faudra faire avec le "virage de la guigne",  juste après la ligne d'arrivée. Celui ou Leander et Brecy se sont  tués, et où Walthour a été à deux doigts de laisser sa peau… "

_ " ... Le petit virage... Tu me remues les douleurs Ernest, tu sais ? J'ai pas oublié que je m'y suis abîmé, l'an dernier, alors que je me préparais à aller ramasser - encore une fois tiens ! - le maillot bleu-blanc-rouge qui n'attendait que moi! J'ai tâté du ciment ce jour-là : commotion cérébrale, déchirure de ligaments de l'épaule. Résultat, ma campagne chez les Américains  retardée !  Et arrivé là-bas, que je me fais estanquer,  évidemment ! Accueil glacial, 25 courses en un mois pour me "punir". Là, bizarrement,  pour déverser sa bile, le  Chapman il parlait bien le français ! Tiens, en voilà un autre qui a voulu me "chambrrrer". Mais pas de ça Lisette : j'ai préféré fiche le camp avant la fin de leur saison ! Et personne ne me reverra jamais courir là-bas, même pour un paquet d'or !..."

"Tu vois "Mon Révérend", que je viens de loin, bien plus loin que du fond de la Vallée du Rhône "

_ " Gustave   tout ça   je le sais mieux que personne ! Mais moi ce que je vois, c'est qu'on tourne depuis deux mois  à 4 contrats et plus la semaine, en France et à l'étranger, et je parle pas du week-end ! Tu en veux encore, d'accord, faut l'amortir ton maillot de champion de France : mais ton fondement, lui, à ce rythme là, il suit plus, il a renoncé depuis longtemps !

Ecoutes-moi bien : tu vas pas pouvoir tenir longtemps encore avec l'entrecuisse déchiré comme je te l'ai vu tout à l'heure au quartier des coureurs… Tu vas rouler "dans les vap's" toute la course, broyer les pédales à 80 km/h raide comme un piquet, avec des coups de couteau dans ton fessier en marmelade à chaque fois que tu toucheras la selle !.. ... Alors, laisse tomber, sérieux ! Personne t'en voudra, tout le monde dans le milieu sait que tu as le cul en sang en ce moment et que ce que tu endures n'est pas humain… "

_ " … Hum... "Mon Révérend",   tu oublies un détail : j'ai trente-quatre ans. Eh oui, déjà. Et qu'est-ce que tu crois ? Ma femme et mes pitchounettes Valentine et Ginette, tu sais,   elles comptent un peu sur moi !  Jusqu'ici quand je rentrais à la maison, c'était seulement pour leur raconter la dernière vacherie qui m'était tombée sur le carafon. Alors maintenant que ça rigole, enfin, et que pour une fois  je suis  encapé, pas question de ne pas prendre le dernier p'tit sou ! Aujourd'hui le Parc des Princes. Jeudi Buffalo, dimanche prochain Bordeaux et si il y en a d'autres en Allemagne aux Pays-Bas, je preinds, je preinds je preinds !... " 

Allez, on y va ! Et surtout n'oublie pas de me faire mettre des boyaux plus fins. Tout à l'heure, ceux que j'avais étaient bien trop lourds. Pendant toute la manche j'ai senti les jantes qui me résonnaient dans les bras…  et autre part "

 

………………………

 

- "Et votre boyau arrière, Monsieur Ganay, vous avez vu ? Pas entoilé !"

- " Tant que ça vire, ça fait des tours, collègue, te fais pas de mouron, ça va aller comme ça "

- " Mais le règlement dit…"

- " … Oh gari, le commissaire ! Tu peux pas m'empêcher de prendre le départ, et tu le sais bien. Et puis, écoute un peu comme ça grogne déjà dans les tribunes, comme ça s'escagasse. On va pas les faire attendre davantage, ces gensses…"

" Et zou maï, " Mon Révérend ",  on y va ! Allons lui rendre la monnaie de sa pièce de tout à l'heure, au " Sioux  ! "  

...........

Dimanche 22 Août 1926. Deuxième manche du Prix Georges Leander. Au 8ème tour de la course, dans "le petit virage" Gustave Ganay mène la ronde à un train infernal, suivi comme son ombre par Linart. Au même endroit où Leander et Brécy perdirent la vie, le boyau avant de son vélo éclate. Le boyau arrière, lui, sort de la jante et se met en charpie autour de l'axe de la roue… "

Nous vîmes tomber le grand coureur Ganay et entendîmes craquer son crâne, comme craque un œuf dur que l'on casse pour l'éplucher au cours d'un pique-nique" (Ernest Hemingway – Paris est une fête)

 

.............

Le "Sioux" fidèle à son image, proposera de prendre à sa charge et de pourvoir à l'éducation de Valentine et Ginette, les deux filles de Gustave Ganay. Mais il n'aura pas besoin de mettre sa généreuse promesse à exécution, même s'il remettra à sa veuve la coquette somme de 5 000 francs, en toute discrétion. Car dans toute la France sportive, une formidable vague de solidarité déferlera, balayant quelques rares mesquineries, pour exorciser le malheur de la disparition d'un des plus grands stayers de tous les temps.

Marseille saura se montrer à la hauteur du drame en rendant à son enfant chéri un hommage exceptionnel, amour et  solidarité mêlés.

 

Quatre  années encore et Marie Louise Ganay    quittera la vie au même âge que son champion de mari :  trente-quatre ans. Elle qui ne voulait jamais assister à ses courses, qui sait si elle n'avait pas enregistré  subliminalement l'empreinte mortifère de ce tragique 22 Août ? Bouleversée, affaiblie, désormais impressionnable au plus haut point, elle ne dépassera  jamais son deuil, et ne survivra pas au spectacle d'un accident mortel survenu devant son domicile, route de Lyon. Un camion venait d'écraser un piéton sous ses yeux… Un choc de plus. Un choc de trop.

Comme le douloureux écho d'un dimanche d'Août parisien…

 

 

Nous n'oublierons jamais Gustave Ganay.

 

 

PHOTO : https://photos-provence.fr/marseille/stade-velodrome.html

Patrick Police, pour STAYER FRANCE

le 27 Mars 2022 

(*) surnom donné par Gustave Ganay à son entraîneur

(**)  surnom attribué au champion belge Victor Linart par la presse sportive

(***) surnom donné par la presse sportive à Gustave Ganay compte tenu de son style coulé et souple

(****) Linart, Grassin, Sérès et Ganay

Sources :

  • Presse : L'Humanité; Le Radical de Marseille; L'Echo des Sports; Match; L'Auto; Le Populaire; Le Petit Marseillais; Paris-Soir; L'Echo des Sports; La Pédale; Le Progrès de Bel Abbès; La Liberté; Excelsior; La Presse; Le Miroir des Sports; Le Journal; L'Athlète Moderne
  • Livre "Dans la coulisse" de Gaston Bénac
  • Blogs elsyria.fr, GWgeneanet.com; chaime-passion.com/dicomarseillais.htm; http://roman-sf.over-blog.com/article-expressions-proven-ales-et-marseillaises
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D
Il faut prendre le temps de le lire car ça vaut vraiment le coup. Bravo Patrick
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O
Heureux que ça t'aie plu. C'est un de mes travaux dont je suis le plus content. Et le sujet que je mettrai bientôt en ligne sur "la blessure du stayer" en sera d'autant plus parlant. Merci pour ton soutien
E
Pour la petite histoire j’étais samedi à Longchamp avec un coureur qui a couru avec Pasquier comme entraîneur. N’est-ce pas Andre Retrain?
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G
Une merveilleuse époque, un merveilleux coureur. L'honneur, le panache, la fierté, autant de valeurs qui ont tendance à disparaitre dans le sport.
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L
Superbe récit, avec cette fin tragique... J'aurais aimé connaître et vivre cette époque, l'âge d'or du demi-fond... J'ai seulement connu la peau de mon entrejambes complètement brûlée et noircie et tellement douloureuse lors d'un championnat d'Europe (Forst 98, il a fallu me porter sous les bras à ma descente de machine, incapable de marcher), les différentes plaies à vif, peau arrachée, la crème, la Xylocaïne avant la course et les pansements, les séances de physiothérapie à l'hôpital à cause de ces anciennes selles rembourrées bien trop larges... Au rythme où s'enchaînaient les courses à cette époque, j'ose à peine imaginer les horribles douleurs et blessures qui devaient l'assaillir...
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M
Un récit d'un moment tragique d'une chute en demi-fond.....Ça fait partie de l'histoire de notre discipline et c'est bien douloureux
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